La colombe de Noé est de retour - L'Arménie, la Turquie et le débat sur le génocide

21 April 2009
Mont Ararat

Avec le soutien d'Open Society Institute

La traduction française de ce rapport a été soutenue financièrement
par l'Union européenne.

Sommaire

Aucun sujet ne nuit plus aux relations entre les Turcs et les Arméniens que ceux de la destruction en 1915 des communautés arméniennes en Anatolie et de la qualification de ces évènements de génocide. En Turquie, la lutte tous azimuts en vue d'empêcher la reconnaissance internationale du génocide est placée au centre de la politique étrangère du pays. Pour les Arméniens, le génocide et la perte de la patrie traditionnelle sont des éléments constitutifs de l'identité nationale. Aujourd'hui, les deux pays n'entretiennent pas de relations diplomatiques. La frontière qui les sépare reste hermétique. Depuis un certain temps, les gestes de bonne volonté des dirigeants politiques turcs et arméniens se multiplient; les premiers signes d'un rapprochement apparaissent. Cependant, pour normaliser leurs relations, les deux parties doivent encore surmonter des préjudices profondément ancrés dans leurs mémoires.

Depuis un certain temps, la Turquie subit des changements profonds sous l'impulsion du processus d'adhésion à l'Union européenne: elle réforme sa Constitution et réduit le rôle de l'establishment sécuritaire dans les affaires civiles. Pour la première fois dans son histoire et grâce au processus de démocratisation en cours, le pays engage un débat ouvert sur la question arménienne. En effet, pendant de longues années, l'histoire officielle turque a désigné comme l'agresseur, une population arménienne rebelle qui s'était délibérément rangée du côté des Russes pendant la Première Guerre mondiale. En agissant de la sorte, les Arméniens auraient alors préparé le terrain pour leur propre destruction. En Turquie, toute personne osant contester cette ligne officielle étaient aussitôt accusés de trahison et risquaient des poursuites pénales. Toutefois, depuis l'an 2000, la société civile turque analyse l'histoire des Arméniens ottomans sous un regard nouveau, brisant ainsi de nombreux tabous dans le pays.

Durant cette même période, la politique étrangère turque a considérablement évolué. Selon la devise « zéro problème avec les voisins », le gouvernement actuel cherche à résoudre les conflits qui sévissent depuis longtemps, et ainsi renforcer la position stratégique du pays aux niveaux  

régional et international. Cette vision diplomatique place jusqu'à présent les relations avec l'Arménie dans un angle mort. La Turquie continue par ailleurs de mobiliser un capital politique considérable visant à empêcher une reconnaissance  internationale du génocide.

Les efforts de la Turquie sont voués à l'échec. A travers le monde, plus de vingt pays ont voté des résolutions portant sur la commémoration du génocide de 1915. Parmi ces pays figurent des proches alliés d'Ankara. Avec l'arrivée au pouvoir à Washington d'un nouveau président et d'une nouvelle administration dont certains membres haut placés ont maintes fois exprimé leur soutien à la reconnaissance du génocide, cette dernière n'est plus qu'une question de temps. Contrairement à ce que pensent de nombreux Turcs, ceci n´est ni le reflet  d'une prétendue attitude antiturque croissante, ni le fruit d´une pression exercée par la puissante diaspora arménienne. La multiplication des reconnaissances s'explique avant tout par l'évolution du débat relatif à a notion de génocide parmi les chercheurs et les juristes. Selon le consensus qui prévaut de nos jours, on peut affirmer que, tout au long du XXe siècle, des génocides, c'est-à-dire des actes visant l'anéantissement total ou partiel d'un groupe national ou ethnique spécifique, ont été commis quasiment dans tous les coins du monde. Il est presque impossible de trouver un académicien digne de ce titre qui émette la moindre  réserve à propos de l´emploi du terme de génocide pour qualifier les évènements de 1915. Il est également clair que la Turquie actuelle ne peut être tenue légalement responsable des actes génocidaires commis il y a presque un siècle, autant que la reconnaissance du génocide ne pourrait remettre en question la frontière tracée entre les deux pays.

Aujourd'hui, le débat prend de l'ampleur parmi les Arméniens. Pendant des décennies, le sentiment antiturc et le rêve d'une Grande Arménie formaient le ciment unificateur des Arméniens d'Arménie et de la diaspora. Toutefois, depuis les années 1990, les revendications extrémistes de retour des terres ancestrales se heurtent à une approche officielle plus pragmatique faisant dede l'amélioration des relations avec la Turquie un impératif stratégique pour la République arménienne isolée et enclavée. Les gouvernements arméniens successifs appellent à une normalisation des relations avec Ankara sans aucune condition préalable. Traiter la Turquie comme un ennemi éternel, ou, faire la paix avec elle dans l'espoir de partager un jour une frontière commune avec l'Union européenne: voici la question qui se pose désormais aux Arméniens…

La période actuelle est délicate pour les deux pays. Le rétablissement des relations diplomatiques et la réouverture de la frontière ne constituent, certes, que les premiers pas vers une réconciliation globale, mais serviront à marginaliser les voix extrémistes dans les deux camps et permettront la poursuite d'un débat serein et mesuré permettant d'avancer sur des dossiers plus difficiles. La Turquie ne doit plus étouffer toute discussion sur le génocide arménien, aussi bien chez elle qu'à l'étranger. Elle doit également s'abstenir de dramatiser les éventuelles reconnaissances du génocide de 1915 par ses alliés. Les Arméniens, quant à eux, doivent comprendre que la reconnaissance ne remettra nullement en cause les arrangements territoriaux existant depuis presque cent ans.

« Le septième mois, le dix-septième jour du mois, l'arche s'arrêta sur les montagnes d'Ararat. Les eaux allèrent en diminuant jusqu'au dixième mois. Le dixième mois, le premier jour du mois, apparurent les sommets des montagnes. Au bout de quarante jours, Noé ouvrit la fenêtre qu'il avait faite à l'arche. Il lâcha le corbeau, qui sortit, partant et revenant, jusqu'à ce que les eaux eussent séché sur la terre. Il lâcha aussi la colombe, pour voir si les eaux avaient diminué à la surface de la terre. Mais la colombe ne trouva aucun lieu pour poser la plante de son pied, et elle revint à lui dans l'arche, car il y avait des eaux à la surface de toute la terre. Il avança la main, la prit, et la fit rentrer auprès de lui dans l'arche. Il attendit encore sept autres jours, et il lâcha de nouveau la colombe hors de l'arche. La colombe revint à lui sur le soir; et voici, une feuille d'olivier arrachée était dans son bec. Noé connut ainsi que les eaux avaient diminué sur la terre. »

I. Diplomatie de Football

Samedi, 16h45: ce 06 septembre 2008, un Airbus 319 touche le sol de l'aéroport Zvartnots d'Erevan. Le président turc, Abdullah Gul, sort de l'avion. Il est chaleureusement accueilli sur le tarmac par le ministre des Affaires étrangères de l'Arménie, Edouard Nalbandian. Le drapeau rouge-bleu-orange flotte aux côtés de la bannière rouge frappée du croissant et de l'étoile. Deux hélicoptères survolent l'aéroport. Une voiture blindée transportée depuis la Turquie jusqu'en Arménie via la Géorgie attend Gul. Même si ce dernier se trouve à Erevan pour assister au match de qualification pour la Coupe du Monde de 2010 entre les deux équipes nationales, c'est un moment historique. En effet, c'est la première fois qu'un président turc pose le pied sur le sol arménien.

L'acceptation de l'invitation formulée en juillet 2008 par le président arménien Serge Sarkissian est critiquée par certains à Ankara. Deniz Baykal, le chef du principal parti d'opposition, CHP (Parti républicain du Peuple), se montre assez virulent: « L'Arménie, a-t-elle reconnu les frontières de la Turquie, abandonné sa position sur le génocide, ou encore quitté le territoire du Haut-Karabakh qu'elle occupe ? Si la réponse est non, pourquoi une telle visite à Erevan? » Devlet Bahceli, le chef de l'autre grand parti d'opposition, MHP (Parti de l'action nationaliste), accuse Gul de céder à la pression internationale tout en qualifiant la visite d'« erreur historique » qui porte atteinte à « l'honneur de la Turquie. »

Au moment où le convoi de Gul passe devant eux, les protestataires lèvent des pancartes en anglais, en arménien et en turc où on peut lire – « Je suis de Van », « Acceptez la vérité », « Nous voulons tous la justice » et « Turquie, avoue ta culpabilité ». Les drapeaux des pays ayant reconnu le caractère génocidaire des massacres arméniens de 1915 (parmi lesquels figurent la France, le Canada et l'Argentine) sont placés tout au long de la route menant au stade. Les manifestations sont organisées par la Fédération révolutionnaire arménienne (FRA), appelée aussi le parti dachnak. Fondé en Russie tsariste, le parti dachnak donne le ton dès sa toute première déclaration en 1890: « l'Arménie turque, asservie depuis des siècles, revendique aujourd'hui sa liberté… l'Arménien ne supplie plus. Il exige sa liberté les armes à la main! »  En 1918, la FRA forme le gouvernement de la première République arménienne. Quand l'Arménie indépendante est envahie par les troupes soviétiques en 1920, les chefs dachnaks fuient le pays et mettent en place un réseau puissant au sein de la diaspora arménienne, qui s'étend de Beyrouth à Los Angeles. La FRA est actuellement membre de la coalition gouvernementale menée par le Parti républicain d'Arménie.

La voiture du président turc arrive au centre-ville par l'avenue du Maréchal Baghramian, avenue qui porte le nom de ce grand général arménien qui a servi dans l'armée soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle traverse le pont de la Victoire construit en 1945 à la mémoire de cette guerre durant laquelle 450,000 Arméniens ont combattu l'Allemagne nazie dans les rangs de l'Armée rouge. Erevan a récemment célébré son 2750e anniversaire; mais la plupart des bâtiments de la ville datent de l'ère communiste. Le convoi prend l'avenue Mesrob Machtots, baptisé du nom de ce fameux moine du Ve siècle inventeur de l'alphabet arménien, pour s'arrêter finalement devant l'hôtel Golden Palace où se trouve l'équipe turque.

Depuis le dernier étage de l'hôtel, les contours du Mont Ararat situé sur l'autre rive de la frontière avec la Turquie sont bien visibles au fond d'une vaste plaine. Ce mont légendaire où repose, selon la Bible, l'arche de Noé, est un site sacré pour les Arméniens. A Erevan, Ararat apparaît partout: sur les étiquettes de bouteilles d'eau minérale, sur les logos d'entreprises, dans les noms d'hôtels et de boutiques et sur le blason arménien. Quelques jours seulement avant l'arrivée de l'équipe turque, la Fédération arménienne de football remplace sur son logo Ararat par un ballon de football. Devant l'afflux des critiques, le président de la Fédération réagit et se défend: « J'admets que nous avons commis une erreur, mais cela ne veut pas dire que l'on pourra m'accuser de tous les péchés du monde. Ce n'est pas moi qui ai signé les traités de Kars et d'Alexandropol. »

Après avoir encouragé les joueurs turcs avant le match, Abdullah Gul quitte l'hôtel pour se rendre au palais présidentiel, un bâtiment blanc datant de l'époque soviétique, gardé par deux statues en marbre : celle de Tigrane II le Grand (95-55 av. J.-C), roi arménien qui a régné sur un territoire s'étendant depuis la mer Caspienne jusqu'à la Méditerranée dont la capitale était Tigranocerte (aujourd'hui en Turquie), et celle du patriarche Noé dont l'arrière-arrière petit-fils Haïk est considéré comme le père fondateur de la nation arménienne. Selon la légende, après avoir défié le roi diabolique de Babylone, Haïk arrive avec sa tribu dans la région d'Ararat où l'arche s'était échouée, et défend la patrie arménienne dans une ultime bataille entre le bien et le mal. En arménien, le terme de Hayk signifie « Arménien » en hommage à cet ancêtre éponyme.

A l'intérieur du palais, les deux présidents se retrouvent en réunion privée suivie d'un dîner. Ils tiennent également une conférence de presse. Gul dit aux journalistes: « cette visite ouvrira la voie à la normalisation des relations bilatérales. » Sarkissian réplique à son tour: « Je constate avec plaisir une vraie volonté, un vrai effort pour assurer la stabilité et la paix dans cette région. »

Dans le stade, les drapeaux de l'amitié  « Arménie-Turquie » flottent dans le ciel. On entonne l'un après l'autre l'hymne national des deux pays: d'abord l'hymne turc implorant le croissant sur le drapeau en ces termes: « Souris enfin à notre race héroïque / ou tu n'auras pas été digne de tout le sang coulé pour toi »; puis l'hymne arménien qui affirme: « Bienheureux est celui qui s'est sacrifié pour la liberté de sa nation. » Sur la colline en face du stade, les protestataires allument des bougies et des torches devant le monument dédié à la mémoire du génocide. Le match débute à 21h00. C'est un match médiocre… Les visiteurs gagnent avec deux buts marqués en deuxième mi-temps. A minuit, après avoir passé presque huit heures sur le sol arménien, le président Gul s'envole pour Ankara. La visite se termine ainsi sans aucun incident.

Dans la capitale arménienne, certains expriment de fortes attentes. A cet égard, le directeur de l'Institut-Musée du génocide arménien à Erevan, Haïk Démoïan écrit: « des analystes prépondérants et les médias prédisent une solution éclair des problèmes ancestraux entre les Turcs et le Arméniens. » Cependant, le constat est sans appel: aucune solution miracle, aucune déclaration révolutionnaire de la part des protagonistes lors de ces huit heures passées ensemble en Arménie. Les frontières sont toujours hermétiques et les relations diplomatiques suspendues. Trois jours après le départ de Gul, les dachnaks commencent déjà à parler de « l'opportunité de propagande offerte aux Turcs par cette visite. »

Toutefois, le pas est bel et bien franchi. Dans l'avion qui le ramène à Ankara, le président turc répond aux journalistes que l'Arménie doit « bien évaluer les dynamiques suscitées par cette visite à Erevan et en profiter » ou « attendre encore quinze à vingt ans pour qu'une nouvelle occasion se présente. » Le ministre des Affaires étrangères, Ali Babacan n'est pas dans l'avion de Gul; il est toujours à Erevan. Il retourne au ministère des Affaires étrangères qui donne sur la place de la République, où il travaille avec son homologue arménien jusqu'au petit matin. Les deux ministres se rencontreront au total sept fois entre septembre 2008 et avril 2009.

Personne n'est alors en mesure de dire si le match de football de qualification à la Coupe du Monde de 2010 constitue vraiment un pas décisif vers la réconciliation historique.

II. Trahison et Apologie
A. Premières fissures sur le mur

Le 9 octobre 2000, l'historien turc, Halil Berktay, professeur à la prestigieuse Université Sabanci d'Istanbul accorde un longue interview au quotidien Radikal, pour un reportage intitulé « Une organisation spéciale a tué les Arméniens. » Berktay désigne le gouvernement ottoman comme responsable de la mort d'au moins 600,000 Arméniens en 1915, au cours de la dernière décennie de l'Empire. Il précise que la rébellion arménienne est, certes, à l'origine de la mort de milliers de Musulmans turcs et kurdes, mais ajoute: « toutefois, les activités des rebelles se sont poursuivies plutôt dans un cadre local. » Selon Berktay, la réponse des autorités ottomanes a été de nature tout à fait différente: le gouvernement a autorisé la formation « d´escadrons de la mort spéciaux » et des troupes de volontaires parmi les criminels libérés pour commettre des massacres.

C'est la première fois qu'un académicien turc de renom parle aussi ouvertement de la responsabilité ottomane des massacres des Arméniens dans la presse traditionnelle. Selon lui, les réactions furent immédiates:

« J'ai reçu de bonnes réactions après ce reportage…au téléphone, par courrier, ou simplement dans la rue… En fait, plus de réactions positives que négatives… Au même moment, l'enfer s'est ouvert sous mes pieds. Au lendemain du reportage, des informations concernant ma personne et mon passé sont publiées sur Internet avec des détails que nul n'aurait pu connaître par le biais des moyens journalistiques réguliers. C'était une attaque bien orchestrée. J'ai reçu des lettres de menaces et de haine. J'étais devant une intimidation chorégraphiée -une fausse indignation. »

Emin Colasan, l'un des plus influents éditorialistes de Turquie, attaque Berktay dans un article intitulé « Ceux qui nous poignardent dans le dos » publié dans Hurriyet, le quotidien le plus vendu dans le pays à l'époque.  Celui-ci accuse Berktay de trahison et demande son renvoi de l'Université Sabanci pour « incitation des étudiants à la haine contre leur patrie et avoir propagé auprès d'esprits jeunes des informations mensongères. » Au mois de mars 2001, Berktay et certains autres académiciens turcs rencontrent leurs confrères arméniens lors d'une conférence à Mulheim, en Allemagne. Selon Hurriyet, il s'agit d'une « rencontre maléfique où des soi-disant Turcs attaquent la Turquie. »

L'histoire turque conventionnelle soutient que les massacres de 1915 en Anatolie sont provoqués par les agissements arméniens contre le gouvernement central. Les autorités stambouliotes n'ont fait que mater cette rébellion visant à faciliter la tâche aux Russes sur le front ottoman pendant la Première Guerre mondiale, en appliquant des mesures de déportation massive des populations arméniennes. Selon cette version, les pertes de vie lors de ce périple sont dues d'abord et avant tout aux maladies et à la famine. Comme l'affirme l'ancien ambassadeur turc, Gunduz Aktan, « les Arméniens ont perdu une guerre civile qu'ils avaient eux-mêmes déclenchée. »

Déjà en 1985, Kamuran Gurun, nommé après le coup militaire de 1980 sous-secrétaire d'Etat auprès du ministère des Affaires étrangères, raconte dans son livre, The Armenian File – The Myth of Innocence Exposed, que la déportation de plus d'un million d'Arméniens était une mesure qu'aucun autre Etat n'aurait alors hésité à prendre :

« Les Arméniens ont été forcés d'émigrer parce qu'ils avaient rejoint les rangs de l'ennemi. Certes, des civils ont péri, mais cela ne change pas la réalité. Ceux qui ont été tués à Hiroshima et à Nagasaki pendant la Seconde Guerre étaient eux aussi des civils [...] La Turquie ne les a pas tués, mais elle les a relogés. Il était impossible d'adopter une meilleure solution étant donné les circonstances du moment et on ne peut tenir les Turcs responsables de la mort de ceux qui n'ont pu résister aux difficultés du voyage. »

La Société turque d'histoire (TTK), créée dans les années 1930, reproduit au niveau national, le récit politiquement correct des évènements de 1915. Son président, Yusuf Halacoglu, qui occupe ce poste depuis déjà longtemps, mentionne que « 519,000 Musulmans ont été tués par des Arméniens », tout en soulignant que « la plupart des Arméniens ont péri à cause des maladies…. Le nombre des Arméniens assassinés est de l'ordre de huit à dix mille selon les chiffres que nous avons obtenus. » En 2007, il réaffirme que les Arméniens constituent toujours une menace mortelle pour la Turquie puisque la « majorité » des membres du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) sont des Kurdes d'origine arménienne.  En effet, cette affirmation reflète bien une autre obsession nationaliste. En mars 1994, la chaîne publique TRT revendique qu'en réalité, le chef du PKK, Abdullah Ocalan (Apo), est un Arménien nommé Artine Hakobian.

Tout au long des années 1990, ceux qui défient la ligne officielle sont traduits en justice au titre de la loi anti-terrorisme et du code pénal turc. Lorsque la maison d'éditions Belge publie L'histoire du génocide arménien d'Yves Ternon, l'éditeur est condamné à deux ans d'emprisonnement (peine réduite ensuite à six mois). En 1994, le même éditeur publie la traduction du livre de Vahakn Dadrian intitulé Genocide According to International and National Law: The Armenian Example. La vente de l'œuvre est tout de suite interdite. En 1995, les bureaux de l'éditeur explosent. Le poseur de bombe demeure toujours inconnu.

En 2001, le vice-Premier ministre Devlet Bahceli, chef du Parti de l'action nationaliste (MHP), dirige la création, au niveau interministériel, d'un « Conseil de coordination pour la lutte contre les accusations du prétendu génocide. » Parmi les objectifs de ce Conseil: « apprendre aux jeunes l'historique des accusations arméniennes ainsi que les revendications actuelles et potentielles sur le fondement du soi-disant génocide. » Le Conseil ordonne la préparation d'un nouveau support scolaire d'enseignement de l'histoire. Ce nouveau matériel inclut un livret d'information sur les accusations de génocide qui désigne ces revendications comme faisant partied'un complot visant à affaiblir la Turquie; complot organisé par les puissances occidentales qui « ne veulent voir une Turquie forte ni aujourd'hui ni demain. »

En 2003, la chaîne publique TRT diffuse un documentaire, le plus ambitieux jamais réalisé en Turquie sur le sujet. Regroupant six épisodes de quarante minutes, filmés sur près de trois ans et dans treize pays, ce documentaire, intitulé  « Sari Gelin [La mariée blonde] – la vraie histoire », expose méticuleusement la mésaventure d'un peuple qui s'insurge contre l'Etat tout en préparant sa propre destruction. Le film défend l'idée que les terroristes arméniens ont massacré les Turcs tout au long de l'histoire. Les atrocités commises par les Arméniens dans la province d'Igdir sont expliquées dans des détails assez horrifiants. . Une scène présente des paysans turcs  se remémorant certaines cruautés: « les enfants ont été brûlés vifs et les femmes forcées de manger de la chair humaine, celle de leur mari. »

En mars 2007, le Conseil transmet le documentaire au quartier général de l'armée, aux ministères de l'Education nationale et des Affaires étrangères ainsi qu'aux services secrets sous le code: « à utiliser en cas de besoin. » En juillet 2008, le ministère de l'Education nationale le distribue à travers toute la Turquie et publie, en février 2009, une circulaire demandant aux directeurs d'écoles de le projeter aux étudiants et de soumettre un compte-rendu au ministère. Toutefois, un certain nombre de Turcs ont jugé intolérablele ton raciste du film. L'éditorialiste Ahmet Insel écrit qu'« en regardant ce documentaire on a l'impression de regarder un film de propagande nazie. » Les Arméniens turcs, à leur tour, adressent une lettre ouverte au Premier ministre:

« Nous ne comprenons pas quels objectifs de l'état-major ou du ministère de l'Education sont servis par la promotion de la haine et de l'animosité contre les Arméniens ainsi que l'inculcation des sentiments anti-arméniens à nos enfants. »

Serdar Kaya, le père d'une élève turque de cinquième a porté plainte auprès du procureur de la République à Uskudar (district d'Istanbul), déclarant: « Ma fille est extrêmement perturbée par ce film. Elle me demande si les Arméniens nous ont vraiment massacrés. » Devant la réaction populaire, le ministère de l'Education nationale a décidé de retirer le documentaire, notant au passage:« le ministère a pris connaissance du fait que le film est utilisé -dans certains cas- en dehors de l'objectif recherché. »

B. Tabous et sécurité nationale

Fondé en 1961, le Conseil de sécurité nationale (MGK) est considéré pendant des décennies et surtout après le coup d'Etat de 1980 comme l'une des plus puissantes institutions en Turquie. Il détermine toutes les mesures de politiques intérieures et extérieures du pays afin de prévenir les menaces potentielles à la République. Bien que ce Conseil n'ait formellement qu'un rôle consultatif, il sert de plate-forme aux militaires pour exprimer leur point de vue sur différents sujets à l'ordre du jour d'Ankara.

Le MGK relaie de façon constante le portrait d'une Turquie entourée d'ennemis voulant sa destruction. En avril 2003, son ancien secrétaire général, Tuncer Kilinc, affirme à Bruxelles:

« Depuis la conquête d'Istanbul, les Européens nous considèrent comme leurs ennemis. L'Europe a fabriqué la question arménienne dans la deuxième moitié du XIXe siècle. A la fin de la Première Guerre, ils ont ligué les Arméniens contre nous, et ont ainsi pavé la route pour les atrocités qui ont suivi. Le PKK est une organisation créée par l'UE. Nous avons perdu 33,000 hommes et femmes à cause de cette Union qui soutient soit ouvertement soit en secret les organisations terroristes en Turquie. »

Cependant, au cours de la dernière décennie, une Turquie plus libérale voit progressivement le jour. Sous l'influence du processus d'adhésion à l'Union européenne, les partisans du point de vue de Kilinc perdent largement leur influence sur les décisions politiques. Depuis l'octroi du statut de candidat à la Turquie en décembre 1999, de nombreuses réformes constitutionnelles et législatives ont renforcé les droits civils et politiques dans le pays et amorcé le processus de démocratisation.

Le 23 juillet 2003, la Grande Assemblée nationale de Turquie adopte une loi visant à limiter le rôle du MGK, le réduisant à un organe exclusivement consultatif composé majoritairement de membres civils. Celui-ci ne peut désormais exiger ni du président de la République, ni du Premier ministre qu'ils suivent ses «  recommandations ». Le MGK perd également les sièges détenus au sein de divers conseils tels que le Conseil de surveillance des œuvres de cinéma, vidéo et musique, le Conseil supérieur de la radio et de la télévision ou encore le Conseil de l'éducation supérieure. En août 2004, pour la première fois depuis sa mise en place, un civil est nommé secrétaire général du MGK.

Ce nouvel environnement politique permet à un nombre croissant d'intellectuels turcs de se prononcer contre les tabous historiques. Pour la plupart d'entre eux, la discussion engagée sur les évènements de 1915 sert à défier tous les obstacles à la mise en place d'une vraie démocratie en Turquie, parmi lesquels figure -en premier lieu et surtout- le fameux « Etat profond » défini comme un réseau puissant et omniprésent formé d'individus issus des milieux militaires, nationalistes ou criminels. C'est aussi un point de vue partagé par Taner Akcam, le premier académicien turc ayant demandé à l'Etat de reconnaître le génocide de 1915. Akcam pense que les élites politiques du pays ont hérité de leurs prédécesseurs ottomans une tradition d'impunité. Le recours par la police à la torture ainsi que le manque de contrôle des autorités civiles sur les militaires sont, selon lui, justifiés depuis toujours par cette référence aux ennemis de la Turquie qui cherchent à la détruire. Akcam démontre les liens directs entre le débat sur 1915, les attitudes antioccidentales de l'establishment sécuritaire et les tendances autoritaires: « Parler ouvertement du génocide arménien en Turquie, c'est-à-dire inclure ce génocide dans l'écriture de l'histoire turque, a un impact non équivoque sur l'évolution de l'Etat turc vers une vraie démocratie. »

En 2004, au moment où le gouvernement AKP tente de remplir les conditions politiques pour l'ouverture des négociations d'adhésion à l'Union européenne, l'avocate des droits de l'homme Fethiye Cetin publie Anneannem (Ma grand-mère), un livre dans lequel elle raconte comment elle a découvert les origines arméniennes de sa grand-mère. En effet, cette dernière a été séparée de ses parents lors des déportations de 1915 et élevée en bonne musulmane par sa famille adoptive. Le livre bat des records de vente. A la suite de sa publication, beaucoup d'autres histoires similaires, se révèlent l'une après l'autre au grand jour; à noter en particulier le cas de la fille adoptive d'Ataturk, Sabiha Gokcen, première femme pilote de Turquie et héroïne nationale. L'hebdomadaire arménien turc, Agos, édité par Hrant Dink offre une plate-forme propice à de telles révélations. Toutefois, Agos et Dink devient rapidement une cible de la virulente réaction nationaliste suscitée par à la publication de l'article de SabihaGokcen.

En 2005, un groupe d'intellectuels turcs organise une conférence-débat sur le sort des Arméniens ottomans. Pour certaines fractions de l'establishment, il s'agit d'une véritable provocation. Au parlement turc, le ministre de la Justice, Cemil Cicek, accuse les organisateurs, comme il est d'usage, de « poignarder le peuple turc dans le dos. »  L'Université du Bosphore décide d'abord de reporter la conférence, mais suite à une déclaration commune de 110 académiciens, cette derniere est maintenue.. Cependant, des injonctions de dernière minute du tribunal administratif d'Istanbul empêchent l'Université du Bosphore, et plus tard, l'Université Sabanci de réaliser cet évènement. C'est une troisième institution, l'Université Bilgi, qui parvient enfin à le réaliser en septembre 2005.

Les 270 participants sont bien conscients de la signification politique de cette conférence. Le professeur de littérature, Murat Belge, emprisonné pendant deux ans après le coup de 1971, note dans son discours d'ouverture qu'« il est question là, de savoir quel type de pays la Turquie deviendra.» Halil Berktay, quant à lui, souligne: « ce qui s'est passé en 1915-16 n'est pas un mystère... L'étude de ce sujet rendra notre connaissance libre des tabous nationalistes.» Un certain nombre d'académiciens turcs de renom qualifient ouvertement les évènements de 1915 de génocide et en demandent la reconnaissance. L'éditeur d'Agos Hrant Dink parle de l'attachement profond des Arméniens au sol anatolien : « Nous, les Arméniens, voulons cette terre parce que nos racines sont là. Mais ne craignez rien. Nous ne voulons pas la reconquérir, mais seulement y être enterrée. »

La conférence est largement interprétée par la presse turque comme un évènement marquant la fin de l'ère des débats étouffés. Le quotidien Milliyet écrit : « Un autre tabou est brisé », Radikal annonce en première page: « Le mot « génocide » est prononcé lors de la conférence; le monde n'a pas cessé de tourner et la Turquie est toujours à sa place. » Les discussions continuent au cours des mois qui suivent. En 2005, le livre intitulé Qu'est-ce qui s'est passé en 1915? publié sous la direction de l'éditorialiste d'Hurriyet, Sefa Kaplan, reflète pour la première fois en Turquie, les positions défendues par les intellectuels turcs, exposant un large éventail de points de vue allant du déni des massacres jusqu'à la reconnaissance pure et simple du caractère génocidaire des évènements.

Parallèlement, la réaction nationaliste gagne en force. L'association ultranationaliste, Grande Union des juristes, s'impose progressivement sur le devant de la scène. Son président, Kemal Kerincsiz, partage totalement l'analyse de Kilinc sur la Turquie:

« L'histoire nous apprend que nous ne pouvons jamais faire confiance aux Européens. Regardez ce qui s'est passé en 1920: ils ont divisé l'Empire ottoman bien qu'ils avaient promis le contraire. Certains nous considèrent comme des paranoïaques; et bien, ils se trompent. »

Dans les jours qui suivent la conférence, Kerincsiz intente un procès contre dix-sept personnes parmi lesquelles figurent le Premier ministre Erdogan et le ministre des Affaires étrangères de l'époque, Abullah Gul, tous les deux favorables à la tenue de cet évènement. Kerincsiz accuse plus de quarante journalistes et écrivains turcs du « dénigrement public de l'identité turque » selon les dispositions du code pénal. Il dépose également une plainte contre l'écrivain Orhan Pamuk pour ses propos sur les massacres des Arméniens et des Kurdes, publiés dans un journal suisse. En septembre 2006, Kerincsiz attaque en justice cette fois-ci, la romancière Elif Safak. Selon lui, le livre de Safak intitulé Baba ve Pic (Le bâtard d'Istanbul) relève de la pure propagande arménienne. Les accusations sont formulées à partir des répliques prononcées par les caractères fictifs du roman. Kerincsiz affirme : « certes, les caractères d'un roman peuvent être fictifs, mais les auteurs, eux, sont bien réels » et « dans notre culture, personne ne peut désigner ses ancêtres comme des assassins. » L'avocat nationaliste considère l'octroi du prix Nobel de la littérature 2006 à Orhan Pamuk comme un signe épatant de la conspiration internationale contre la Turquie.

« Ce prix est la récompense de ses propos mensongers sur le soi-disant génocide… Il s'agit d'un autre reflet du complot international visant à diviser la Turquie, complot que les puissances occidentales ont déjà tenté de réaliser il y a quatre-vingt-dix ans. Celles-ci veulent partager notre pays entre les Arméniens, les Kurdes et les Grecs. Pamuk et ces Européens qu'il admire tant sont les ennemis de la Turquie. »

Les attaques les plus virulentes de Kerincsiz sont sans aucun doute celles portées contre le journaliste-éditeur arménien, Hrant Dink, fervent défenseur de la réconciliation turco-arménienne. Les médias nationalistes mènent une campagne calomnieuse à l'encontre de Dink désigné comme « l'ennemi des Turcs ». Il fait l'objet d' de menaces de mort récurrentes. En octobre 2006, il est condamné à une peine de 6 mois avec sursis pour « dénigrement public de l'identité turque. » Mécontent du jugement qu'il qualifie de trop indulgent, Kerincsiz fait appel.

Selon Dink, ces persécutions font partie d'« une campagne générale d'intimidation entreprise par ce centre de pouvoir secret bien décidé à le remettre à sa place… à l'isoler et à le rendre fragile et sans défense. » Il dit à ses amis qu'il se sent particulièrement intimidé par Veli Kucuk, un ancien général ultranationaliste qui participe avec Kerincsiz à toutes les audiences. Il pense quitter la Turquie, mais décide finalement de ne pas le faire « par respect pour ses milliers de camarades dans le pays qui poursuivent la lutte pour la démocratie et qui lui apportent leur soutien. » Il conclut: « nous resterons et nous résisteront. »

La prochaine audience dans le procès de Dink aurait dû avoir lieu en mars 2007. Celui-ci est tué au mois de janvier devant les bureaux d'Agos. Ce meurtre s'inscrit dans la liste d'une série d'assassinats de Chrétiens en Turquie: en 2006, la cible est un prêtre italien à Trabzon, en 2007, c'est le tour d'un Allemand et de deux Turcs protestants à Malatya.

L'assassinat de Dink suscite une vague d'indignation populaire qui témoigne de la transformation du pays. Le défunt journaliste arménien turc déclarait en 2002, lors d'une conférence à Urfa : « je ne suis pas turc… je suis un Arménien de Turquie ». A présent, dans les rues d'Istanbul, le slogan « Nous sommes tous des Arméniens » est repris par  plusieurs centaines de milliers de citoyens en guise de solidarité. De gigantesques manifestations ont lieu dans la ville. La procession funéraire est suivie par une vaste foule de Turcs,, de Kurdes et d'Arméniens, déambulant côte à côte.

C. Vers un débat se rein ?

L'année du meurtre de Dink, le danger encouru par la démocratie turque est beaucoup plus grand que ce que l'on pense. En janvier 2008, une vaste opération policière est menée contreun réseau ultranationaliste secret, connu sous le nom d'Ergenekon. En effet, lors des investigations de 2007, on découvre une cache d'armes à Umraniye (district d'Istanbul). A l'heure actuelle, 142 individus accusés de comploter contre le gouvernement sont mis en examen dans le cadre de cette affaire parmi lesquels, d'éminents journalistes, des académiciens de droite, des généraux et d'anciens membres des services de sécurité, y compris des figures comme Veli Kucuk et Kemal Kerincsiz. Selon certains journalistes, l'objectif poursuivi par cette organisation est de préparer un terrain propice à la conduite d'un coup d'Etat. Ils accusent Ergenekon d'être le commanditaire des assassinats contre les Chrétiens, y compris celui de Dink. Les investigations sont toujours en cours.

L'arrière-garde nationaliste commence ainsi à perdre du terrain. Au mois d'août 2007, Emin Colasan est renvoyé d'Hurriyet. Un an plus tard, le gouvernement démet le représentant de la ligne dure, Yusuf Halacoglu, de ses fonctions au sein de la Société turque d'histoire. Le procès Ergenekon renforce la société civile en Turquie. Dans cette atmosphère, le 15 décembre 2008, certains intellectuels lancent une campagne de signature sur Internet. Le texte est le suivant:

« Ma conscience refuse la négation et l'insensibilité vis à vis de la Grande Catastrophe qu'ont subie les Arméniens ottomans en 1915. Je refuse cette injustice, je partage les sentiments et la douleur de mes frères et sœurs arméniens et je leur demande pardon ».

La campagne lancée par les 230 éminents intellectuels signataires du texte sur le site Internet (« Nous demandons pardon ») recueille plus de 30,000 signatures, en provenance de tous bords. Cependant, comme à l'accoutumée, la campagne fait l'objet de dénonciations. « J'ai honte de ceux qui ont initié une telle campagne », dit Devlet Bahceli, chef du parti nationaliste, MHP. Le 19 décembre 2008, le général responsable du Département de la communication de l'Etat-major, Metin Gurak, s'est prononcé devant la presse: « cette demande de pardon n'est pas juste et elle peut avoir des conséquences dangereuses. » Un groupe d'ambassadeurs retraités a déclaré: « la terreur arménienne a ainsi accompli sa mission. Nous sommes conscients de la seconde phase du plan qui prévoit que cette demande de pardon soit suivie de revendications territoriales et pécuniaires. » Le Premier ministre Erdogan, prend également ses distances vis-à-vis de la campagne: « nous n'avons pas à nous excuser pour un crime que nous n'avons pas commis. » Toutefois, le parquet général à Ankara refuse de traduire les signataires en justice. Le président Gul affirme que « chacun est libre d'exprimer son opinion. » L'un des instigateurs de la campagne, l'éminent intellectuel libéral, Cengiz Aktar, met l'accent sur ce qu'il appelle le début d'une longue marche: « les centenaires des massacres à commémorer presque tous les ans jusqu'en 2023, et même au-delà, nous permettront de prendre connaissance du vrai sort des Arméniens et de nous en rappeler davantage. »

La transformation interne de la Turquie est incomplète. Le fameux « Conseil interministériel de coordination pour la lutte contre les accusations du prétendu génocide » est toujours en place. Il n'existe dans le pays, que des monuments et musées dédiés aux massacres des Turcs commis pendant la Grande Guerre par les Arméniens. En 2009, l'éditeur Ragip Zarakolu est condamné à cinq mois d'emprisonnement (transformée en une peine d'amende de 400 livres turques) pour la publication en turc d'un livre écrit par un Arménien sur sa propre famille anatolienne et l'année 1915, intitulé The truth will set us free. Zarakolu fait appel devant la Cour européenne des droits de l'homme. Le procès Ergenekon en est encore à ses débuts et, personne ne peut affirmer si un jour les vrais responsables de l'assassinat de Dink seront déchiffrés.

Néanmoins, le débat n'est plus le même. L'écrivain-chroniqueur turc, Murat Bardakci, publie en 2009 « Les documents oubliés de Talat Pacha. » Ces documents qui appartenaient à Mehmed Talat, l'architecte des déportations et des massacres arméniens, révèlent au grand jour comment le nombre d'Arméniens dans l'Empire ottoman est passé de 1,256,000 avant 1915 à 284,157 deux ans plus tard : 972,000 Arméniens ottomans ont tout simplement disparu des registres officiels d'état civil entre 1915 et 1916.  New York Times écrit en mars 2009:

« Monsieur Bardakci dit qu'il possède ces documents depuis vingt-sept ans et ajoute qu'il attendait le bon moment pour les publier sans provoquer une frénésie populaire. »

Murat Bardakci ajoute: « Je n'aurais pas pu publier ce travail il y a dix ans. On m'aurait facilement collé l'étiquette de traître. La mentalité a évolué. »

En 2004, Taner Akcam explique qu'« les débats relatifs aux violences contre les Grecs, les Arméniens et les Kurdes sont généralement considérés comme des tabous en Turquie… Les tentatives pour briser le mur du silence appellent les sanctions les plus sévères. » Cinq ans plus tard, conscient de l'évolution mentale dans le pays, Halil Berktay déclare cette fois-ci:

« Le nationalisme extrême (ulusalcilik) n'est plus à son apogée. Un coup d'Etat est avorté. Yusuf Halacoglu est parti [de la présidence de la Société turque d'histoire], ce qui est très important. Les investigations d'Ergenekon, la position des Etats-Unis et celle de l'UE vis-à-vis de la Turquie ont également un impact évident sur la situation actuelle. Puis, le meurtre et les funérailles de Hrant Dink… Aujourd'hui, nous avons une Turquie totalement différente. J'écris des articles dans le quotidien Taraf sur le génocide. Pas un seul bruit… Le peuple n'est pas traumatisé ou terrorisé devant ce débat sobre. Le pays est doucement engagé sur la voie d'une normalisation profonde. »
III. Succès et échec de la diplomatie turque
A. « Zéro problème avec les voisins »

« L'Histoire », écrit l'académicien britannique Philip Robins, « pousse les Turcs à se méfier particulièrement de leur voisins qui convoitent le sol turc ou cherchent à rogner la grandeur nationale turque par des moyens sournois. » En 1995, l'ancien sous-secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères, Sukru Elekdag, affirme : « il y a des raisons valables pour que la Turquie doute des intentions de ses voisins et considèrent ceux-ci comme des sources de menace. En effet, deux de nos voisins, la Grèce et la Syrie qui n'hésitent pas à nuire à nos intérêts vitaux constituent des menaces immédiates pour notre pays. » En 1998, l'impression d'une coopération grandissante entre l'Arménie, la Grèce et l'Iran commence à irriter la Turquie. Le ministre des Affaires étrangères, Ismail Cem, visite Téhéran et accuse la Grèce d'essayer de    « recruter des soldats musulmans pour de nouvelles croisades. » A la fin des années 1990, le commandant de l'Académie militaire, Nahil Senoglu, regrette devant les officiers de l'armée: « encerclée par le plus grand nombre d'ennemis internes et externes », la Turquie « est le pays le plus solitaire au monde. »

Au tournant de la décennie 1990, très peu d'indices permettent de penser que la Turquie pourrait un jour, être considérée comme membre de l'UE, par les pays européens -encore moins par la Grèce- ou encore, qu'elle pourrait améliorer radicalement ses relations avec la Syrie. Au début de l'année 1999, les relations entre Ankara et Athènes sont au point mort. Le 14 février 1999, le président américain Bill Clinton évoque même le spectre d'une guerre entre les deux alliés de l'OTAN, deux alliés méfiant l'un envers l'autre et en profond désaccord sur la violence au Kosovo. Au lendemain du discours de Clinton, un commando turc capture le chef du PKK, Abdullah Ocalan au Kenya. Le rôle joué par la République hellénique dans la protection de « l'ennemi public numéro un de la Turquie » est dévoilé au grand jour: en effet, Ocalan s'était caché pendant un certain temps dans l'enceinte de l'ambassade grecque à Nairobi.

Au point où ils en sont les rapports entre les deux pays égéens ne peuvent empirer davantage. A la suite de cet évènement, le ministre grec des Affaires étrangères, personnellement en charge de l'affaire Ocalan, est remplacé par un fervent défenseur du rapprochement gréco-turc, Georges Papandréou. En août 1999, un énorme tremblement de terre frappe la région de Marmara en Turquie. Au mois de septembre, un autre séisme plus léger touche Athènes. Devant ces catastrophes naturelles, la démonstration de solidarité entre les deux peuples est sans précédent. Cette nouvelle atmosphère facilite toute une série d'initiatives diplomatiques: Papandréou et Cem se réunissent presque régulièrement, favorisant un esprit de détente entre les deux pays. Au sommet européen d'Helsinki du 10-11 décembre 1999, la Grèce retire formellement son opposition à l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne. La candidature turque est ainsi officiellement reconnue.

Le sommet d'Helsinki est un tournant dans les relations de la Turquie avec le reste du monde. Le statut de candidat européen accélère le processus de démocratisation dans le pays, mais permet également de réorienter la politique extérieure turque fondée sur des préoccupations sécuritaires, vers une politique privilégiant dialogue et coopération. Selon Ihsan Dagi, il s'agit bien de « l'européanisation » de la politique extérieure turque:

« le changement de paradigme est facilement identifiable: d'une politique s'appuyant sur la force pure, motivée par une quête de survie au sein d'un environnement hostile, on passe à une politique extérieure libérale qui traite les pays de la région non pas comme des adversaires, mais comme des partenaires. L'esprit de conflit et d'intimidation militaire laisse sa place à l'esprit de coopération et de dialogue. »

Kemal Kirisci écrit que l'Union européenne « réussit à avoir un impact clair sur la culture d'anarchie régnant en Turquie, en faisant sortir le pays d'un univers hobbesien pour l'introduire dans un univers kantien. »

Au pouvoir depuis 2002, le gouvernement AKP comprend bien que les problèmes avec les pays entourant la Turquie lui coûtent cher et réduisent sa capacité à jouer un rôle plus important dans les affaires internationales. Déjà en 2001, l'un des principaux architectes de la politique étrangère mise en œuvre par le gouvernement, Ahmet Davutoglu, affirme:

« Il est impossible pour un pays vivant dans une atmosphère de crise constante avec ses voisins de mettre en place une politique étrangère aux niveaux régional et global… Particulièrement dans notre région où les régimes autoritaires constituent la norme, le développement des possibilités de transport, l'expansion du commerce transfrontalier, la multiplication des programmes d'échange culturel et la facilitation de la circulation de la main d'œuvre et du capital […] permettront de surmonter les problèmes causés par le rôle prépondérant des élites centrales. »

L'AKP prend conscience du fait que le dialogue et la coopération sont plus efficaces que l'utilisation de la force pour défendre l'intérêt national. Le Premier ministre Erdogan annonce donc la nouvelle politique à poursuivre sous la devise « zéro problème avec les voisins ». L'objectif, comme il le définit en novembre 2008, est de se faire « des amis et non pas des ennemis. » Cette vision ne relève pas de la simple rhétorique, puisqu'elle se traduit réellement dans les faits. Dans les années qui suivent son arrivée au pouvoir, le gouvernement AKP améliore les rapports du pays avec presque tous ses voisins – précisément avec la Russie, la Syrie, l'Iran, l'Irak et la Grèce. La Turquie et la Syrie mettent ainsi fin à des disputes de plus d'un demi-siècle grâce à un accord signé en mai 2008. Même en ce qui concerne Chypre, Ankara se montre favorable au plan Annan de 2004 pour une solution fédérale, plan rejeté au référendum par les Chypriotes grecs.

Au même moment, la Turquie se lance dans des efforts de médiation ambitieux entre les différentes factions libanaises, entre l'Irak et ses voisins, entre le Pakistan et l'Afghanistan, et finalement entre la Syrie et Israël. Un changement tangible se manifeste également dans le domaine des relations commerciales du pays, lequel se traduit par la diversification du portefeuille diplomatique d'Ankara. Depuis 2002, les exportations vers les pays de la mer Noire (la Bulgarie, la Grèce, la Syrie, l'Irak, l'Iran, la Géorgie, l'Azerbaïdjan, la Russie, la Roumanie et l'Ukraine) augmentent tous les ans – elles passent de 11 % des exportations totales du pays en 2002 à 20 % en 2008. Les importations en provenance de ces pays passent, elles aussi, de 15,5 % à 27,6 % sur la même période.

Le succès de cette nouvelle politique étrangère permet à la Turquie de redorer son blason et d'avoir plus d'influence au niveau global. Le fait que le nouveau président américain choisisse en avril 2009, la Turquie comme première escale de sa première tournée à l'étranger n'est que l'expression de ce nouveau positionnement.

En principe, les relations avec l'Arménie auraient dû également se normaliser dans le cadre de l'engagement de la Turquie visant à améliorer les rapports avec ses voisins. Cette normalisation n'est toujours pas à l'ordre du jour. « La Turquie souhaite que la paix, la stabilité, la sécurité et la prospérité soient assurées dans sa région » dit Ali Babacan, « mais cette formule ne s'applique pas à nos relations avec l'Arménie. » En effet, des pourparlers sont entamés en 1992 afin d'établir des relations diplomatiques. La guerre entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan à propos du territoire du Haut-Karabagh apparaît alors comme une entrave majeure qu'Ankara et Erevan doivent surmonter. En février 1992, à la suite d'une attaque arménienne sur la ville de Khodjaly, le président turc Turgut Ozal envisage ouvertement de venir en aide à son voisin turcophone et d'utiliser la force militaire pour «arrêter la progression arménienne.» Trois mois après la prise de Choucha par les Arméniens, le Premier ministre Suleyman Demirel avertit que « la Turquie ne peut rester à l'écart du conflit. » En avril 1993, en réponse à l'occupation arménienne des régions autour du Haut-Karabagh, Ankara met fin aux pourparlers relatifs à l'établissement des relations diplomatiques et aux questions frontalières.

Au cours des quinze dernières années, le conflit entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan se transforme en un obstacle durable à la réconciliation turco-arménienne. La fermeture de la frontière par Ankara ne produit pas l'effet escompté sur la résolution du conflit du Haut-Karabagh. Cette fermeture n'aide nullement l'Azerbaïdjan, et ne fait qu'affaiblir le rôle de la Turquie dans la région. Elle compromet également la politique de coopération et de dialogue entreprise par la Turquie. Selon les chiffres du Service national de statistiques de la république d'Arménie, les exportations vers la Turquie en 2007 sont seulement de l'ordre de trois millions de dollars tandis que les importations depuis ce pays s'élèvent à 131 millions (4 % des importations totales de l'Arménie). L'impasse dans laquelle se trouvent les rapports entre les deux voisins ne bénéficie ni à l'Arménie enclavée ni aux provinces orientales appauvries de l'Anatolie. Ne faudrait-il pas, dès lors, se demander pourquoi la politique turque relative à l'Arménie ne s'inscrit-elle pas dans la vision régionale qu'Ankara tente de promouvoir?

B. Diplomatie de génocide

En mars 2005, l'historien américain Justin McCarthy, connu pour ses travaux sur l'expulsion des Turcs depuis les Balkans et le Caucase au courant des XIXe et XXe siècles, est invité à s´exprimer devant la Grande Assemblée nationale de Turquie. McCarthy encourage les  législateurs turc à ne pas céder devant ceux qui qualifient de génocide les évènements de 1915. Il avertit que, dans le cas contraire, la porte sera grande ouverte à des conséquences dévastatrices potentielles en terme de revendications pécuniaires et territoriales. Selon McCarthy, l'ordre du jour nationaliste est toujours le même du côté arménien depuis plus d'un siècle:

« En premier lieu, la république de Turquie déclarera qu'il y a bien eu un génocide perpétré contre les Arméniens et en demandera pardon. Puis, les Turcs verseront des indemnités. Le tout sera couronné par des revendications territoriales sur Erzurum, Van, Elazig, Sivas, Bitlis et Trabzon en vue de la création d'un Etat arménien… »

Cette situation aura, à son tour, de sérieuses implications concernant les habitants actuels de l'Est anatolien :

«Au mieux, le quart de la population de la nouvelle Arménie sera arménienne. Est-ce qu'un tel Etat peut survivre ? Oui, mais si et seulement si les Turcs en sont expulsés ! C'était la politique des nationalistes arméniens en 1915. Elle la sera encore demain. »

L'Assemblée nationale ovationne le discours de McCarthy. Après tout, il s'agit de la réaffirmation de l'un des dogmes de la politique extérieure turque. Depuis trois décennies, la Turquie déploie des efforts considérables afin de convaincre ses alliés que la reconnaissance officielle du génocide arménien constitue non seulement une insulte à la Turquie, mais aussi une menace à son intégrité territoriale.

A partir des années 1980, l'Etat turc mobilise un capital politique substantiel dans la promotion au niveau international de son point de vue sur la question arménienne. A cet égard, elle finance et travaille avec divers instituts de recherche tels que l'Institut d'études turques à Washington D.C.. Elle n'hésite pas à se servir de la presse écrite comme en 1985 quand une page entière est achetée dans les quotidiens The New York Times, The Washington Post et The Washington Times pour la publication d'une déclaration signée par soixante-neuf académiciens énonçant: « les hommes d'Etat et les politiques font l'histoire tandis que les historiens l'écrivent […] il y a encore beaucoup à découvrir avant que ces derniers puissent se prononcer sur la responsabilité des parties en guerre et sur le sort des innocents. » En 2005, la Chambre de commerce d'Ankara se procure 600,000 copies du documentaire Sari Gelin (préparées en anglais, en français, en allemand, en espagnol, en polonais et en russe) et les fait distribuer en tant que supplément de Time Magazine à travers l'Europe. La direction de la revue s'excuse plus tard pour cette distribution effectuée en l'absence de tout contrôle préliminaire.

La campagne turque semble produire des effets jusqu'à la moitié des années 1980. En 1965, le parlement uruguayen est le premier organe législatif au monde à adopter une résolution en l'honneur des « martyrs arméniens tués en 1915. » Au cours des vingt années suivantes, mis à part Chypre, aucun autre pays n'emboite le pas au pays d'Amérique du Sud. La Turquie fait valoir ses atouts: pendant la Guerre froide, elle est un important allié de l'OTAN tandis que l'Arménie demeure une république soviétique. Des assassinats de diplomates turcs dans divers pays sont perpétrés par l'Armée secrète arménienne pour la libération de l'Arménie (ASALA), une organisation terroriste arménienne basée au Liban, permettant d'établir un lien entre la cause arménienne et le fanatisme moyen-oriental. Ankara dispose d'amis influents au Congrès américain ainsi qu'au département d'Etat à Washington D.C., sans oublier bien sûr les contacts dans le monde occidental des affaires. Pour des raisons géostratégiques, la Turquie bénéficie du soutien du lobby pro-israélien. S'ajoute à ce tableau, comme le souligne Adam Jones, « un compromis tacite qui prévaut parmi certaines branches politiques puissantes au sein des sociétés turque et israélienne en vue de marginaliser le génocide arménien pour mettre l'accent sur la singularité incomparable de l'Holocauste. »

Cependant, il est à noter que dans les années 1990, les demandes officielles de pardon en reconnaissance des erreurs du passé sont assez fréquentes dans les démocraties occidentales. Partout dans le monde, l'acceptation de la responsabilité morale émanant des actes des générations précédentes devient monnaie courante. Des gouvernements actuels s'excusent ainsi pour des mesures nuisibles prises en période de guerre, l'esclavage ou le mauvais traitement des populations indigènes. Devant l'absence de réaction de la part de la Turquie, les parlements d'autres Etats, y compris ceux des Etats-Unis, de la France et de l'UE, décident de placer la question arménienne à l'ordre du jour. Certains parmi eux votent même des textes utilisant le terme de « génocide. »

Les gouvernements successifs en Turquie considèrent ces textes comme des actes hostiles. Des menaces sont formulées contre les pays qui débattent des résolutions sur la question. Par exemple, l'ancien ambassadeur turc, Gunduz Aktan, prévient le Congrès américain qu'une telle résolution pourrait entraîner la clôture de la base aérienne d'Incirlik au sud de la Turquie, utilisée surtout par l'aviation américaine. Selon lui, l'Arménie également en souffrirait:

« En insistant sur la reconnaissance du génocide, les dirigeants arméniens et la diaspora feront taire finalement le peu de voix qui leur restent favorables en Turquie. En conséquence, les frontières seront scellées à jamais. Vu la situation de l'Arménie, cela équivaut à un suicide. »

Force est de constater que la diplomatie menée par la Turquie sur la question du génocide s'est soldée par un échec presque absolu. L'opinion publique internationale se montre clairement et irrévocablement favorable à la reconnaissance du génocide arménien. Certes, en avril 2009, Barack Obama ne prononce pas le mot lors de sa visite en Turquie, mais dans le passé il l'a bel et bien fait et il est fort probable que dans les années à venir, les dirigeants du monde le feront encore. Toutefois, contrairement aux craintes de l'establishment turc, cela ne démontre nullement un regain du sentiment antiturc, mais plutôt un reflet de l'évolution du sens donné à ce terme dans le monde entier.

C. Un siècle de génocide

Dans un travail publié en 2007, l'Institut des recherches arméniennes basé à Ankara accepte avec une certaine résignation que la reconnaissance du génocide arménien n'est pas seulement un élément à l'ordre du jour national arménien, mais également un point de vue largement partagé par les académiciens et les experts.

« En ce qui concerne la question arménienne, le fait le plus marquant, mais le moins remarqué de ces dernières années, c'est l'acceptation des allégations arméniennes par un plus grand nombre d'académiciens et d'experts occidentaux… Ce processus s'apparente à une réaction en chaîne, entraînant d'autres académiciens et experts à lire ces publications et à s'y référer dans leurs propres travaux. »

Cette réaction en chaîne est due à l'acceptation du génocide comme un nouveau terrain d'études par les milieux académiques occidentaux. En 1980, l'Université de Montréal lance le premier cours sur « l'histoire et la sociologie du génocide. » A la suite de la publication en 1981 du livre de Leo Kuper intitulé Genocide – Its Political Uses in the Twentieth Century, le champ d'études relatif à la notion de génocide se développe rapidement. Des instituts de recherches sur le génocide se multiplient aux Etats-Unis et à travers l'Europe. En 1997, l'Association internationale des chercheurs sur le génocide voit le jour. En 1999, Israel Charny publie la première Encyclopaedia of Genocide, avec une vingtaine de pages réservées au génocide arménien.  Le livre de Samantha Power en 2002, A Problem from Hell, sur l'échec américain dans le domaine de la prévention des génocides au XXe siècle, remporte le prix Pulitzer et le National Book Award.

Jusqu'en 1980, les recherches relatives au génocide mettent l'accent sur l'Holocauste. L'historien arménien, Vahakn Dadrian, propose un nouveau champ de recherche: dénommé « génocides comparés ». Dans son œuvre, Dadrian se sert de la Shoah comme un point de référence. Ses détracteurs font de même. Les chercheurs turcs rétorquent en soulignant les différences entre les politiques poursuivies par Hitler et celles mises en œuvre par les Jeunes Turcs. Leurs arguments se résument en deux propositions. D'abord, et avant tout, il est impossible d'établir l'«intention de détruire» des autorités ottomanes puisqu'une part importante des populations arméniennes dans divers coins de l'empire ne sont pas déportées. Dans un livre paru récemment, l'historien américain Guenther Lewy évoque ce fait:

« Certaines communautés arméniennes sont épargnées de la déportation à Constantinople, à Smyrne et à Alep… et elles sortent de la guerre presque sans dégâts. Ces exceptions sont analogues à celles appliquées par Adolf Hitler aux juifs de Berlin, Cologne et Munich lors de la Solution finale. »

Dans un deuxième temps, impliqués dans un mouvement de révolte contre les autorités ottomanes, les Arméniens -à la différence des Juifs de l'Allemagne nazie- ne peuvent être considérés comme des « victimes innocentes. » En l'an 2000, Gunduz Aktan déclare devant le Congrès américain: «lorsqu'on livre une guerre pour le territoire national, personne ne peut parler de génocide même si des civils sont tués. Les victimes d'un génocide doivent être totalement innocentes. » Selon cet argument, puisque les évènements de 1915 diffèrent de l'Holocauste, il ne s'agit pas d'un génocide, et donc, toute utilisation de ce terme découle d'une intention politique avérée.

Cependant les défenseurs de cet argument omettent d´indiquer que, selon l'usage international, le terme « génocide » ne se limite pas à « des actes équivalant à la Shoah. » Le point de départ est la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide adoptée par l'Assemblée générale de l'ONU en 1948. La Convention définit le « génocide » comme:

« l'un quelconque des actes ci-après, commis dans l'intention de détruire en tout ou partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux spécifique: a) meurtre de membres du groupe; b) atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe; c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle d) mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe; e) transfert forcé d'enfants du groupe à un autre groupe. »

Aujourd'hui, il existe de nombreux arrêts de justice et déclarations officielles ainsi que plusieurs études académiques appliquant cette définition aux évènements historiques ou contemporains dans le monde. En 2003, le procureur général auprès du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY) demande au spécialiste néerlandais Ton Zwaan de « donner un aperçu général des dernières tendances et conclusions dans le domaine des études sur le génocide » Zwaan explique que depuis le début des années 1980, les études détaillées relatives à des cas historiques spécifiques démontrent clairement que « l'Holocauste est certainement la tentative génocidaire la plus « totale et complète » de tous les temps, mais que ce fait ne doit pas être un obstacle à la reconnaissance d'autres formes moins élaborées de génocide. » 

« En réalité, tous les génocides ne sont que des génocides « partiels »… On peut observer des différences majeures entre le meurtre des Juifs et les politiques génocidaires nationales-socialistes contre certaines parties des populations polonaises et russes sous l'occupation allemande. Néanmoins, on peut simultanément affirmer que dans ces trois cas, une politique de génocide est bel et bien poursuivie et que le processus y afférant est entamé. »

« En tout ou partie », voici l'expression-clé de la Convention de 1948. L'Association internationale des chercheurs sur le génocide affirme: « les auteurs des actes génocidaires peuvent ne pas avoir l'intention de détruire le groupe entier. La destruction d'une partie spécifique d'un groupe (tels ses membres éduqués ou ses membres habitant une région précise) constitue, elle aussi, un génocide. »

Les tribunaux et les commissions d'enquête retiennent cette conclusion dans de nombreux arrêts et décisions rendus à ce sujet. La Commission guatémaltèque pour l'éclaircissement historique qui enquête sur les atrocités commises envers les indigènes mayas dans les années 1970 et 1980 déclare que « dans le cadre des opérations de contre-insurrection réalisées entre 1981 et 1983 les forces de sécurité de l'Etat guatémaltèque ont commis des actes de génocide contre des groupes de l'ethnicité maya. » Selon le rapport de cette Commission, la décision du gouvernement de désigner tous les Mayas comme partisans du communisme et du terrorisme est à l'origine du déclenchement « des violences agressives, racistes et extrêmement cruelles menant à l'extermination massive des communautés mayas sans défense. »

Sur le même registre, on peut noter que les massacres de 1995 à Srebrenica, en Bosnie-Herzégovine, au cours desquels les forces composées de Serbes de Bosnie tuent quelques 8,000 hommes musulmans sont également qualifiés de génocide. Dans un jugement rendu en 2004, le TPIY conclut que « l'objectif recherché par la Convention sur le génocide est de prévenir la destruction intentionnelle de groupes d'hommes en entier et que la partie visée doit être assez significative pour avoir un impact sur la totalité du groupe. » Le TPIY poursuit:

« Le nombre d'hommes massacrés équivaut à un cinquième de la population totale de Srebrenica. La chambre de première instance est d'avis qu'étant donné le caractère patriarcal de la société bosniaque musulmane à Srebrenica, l'anéantissement d'un si grand nombre d'hommes aurait inévitablement débouché sur la disparition physique de la population bosniaque musulmane à Srebrenica.”

Les chercheurs ainsi que les tribunaux s'emploient aussi à clarifier le sens de l'expression     « dans l'intention de détruire. » L'Association internationale des chercheurs sur le génocide déclare:

« L'intention peut découler directement des déclarations ou des ordres. Cependant, la plupart du temps, elle est induite d'une systématique d'actes coordonnés… Quels que soient les motifs du crime (expropriation, sécurité nationale, intégrité territoriale etc.), si les auteurs commettent des actes dans l'intention de détruire un groupe ou une partie d'un groupe, il s'agit d'un génocide. »

Le transfert forcé des populations est cité parmi les différents types de génocide. C'est le cas également des Indiens américains. Les chercheurs évoquent les périples génocidaires dont le tristement célèbre « Sentier des larmes » des nations Cherokee et Navajo qui coûtent la vie à un grand nombre de leurs membres (entre 20 à 40 %) en route. Sur l'extermination des indigènes dans l'Amérique espagnole, Adam Jones note:

« Quand les esclaves meurent comme des mouches devant vos yeux après avoir passé seulement quelques mois dans les mines ou les plantations, si votre réponse consiste à sacrifier davantage de vie humaines dans cet enfer, cela s'appelle un « génocide de première qualité ». »

L'existence d'un historique de conflits entre les deux protagonistes en question, ou même celle d'un lien de causalité entre l'agression initiale et les représailles consécutives n'exclut en rien que l'on qualifie l'évènement de génocide. Quand les apologistes du génocide commis par les Hutus revendiquent que le génocide rwandais de 1994 s'inscrit dans la continuité de la guerre civile, et donc, n'est qu'un acte défensif visant à prévenir un génocide de la part des Tutsis (ce qui s'est produit en 1972 au Burundi voisin), le Tribunal pénal international pour le Rwanda rejette cet argument.

Au niveau international, un nombre croissant d'épisodes est régulièrement qualifié de génocide à travers ces nouvelles interprétations. Des publications académiques telles que Holocaust and Genocide Studies et Journal of Genocide Research sont remplies d'articles et de débats sur cette notion. On peut y voir des textes sur le génocide commis par la République romaine contre Carthage en 146 av. J.-C. ; ou sur le sort des aborigènes australiens au début du XXe siècle; ou encore, sur les atrocités infligées par les Russes aux populations musulmanes dans le Caucase du Nord, et sur les génocides réalisés au Cambodge, au Rwanda, au Timor oriental, au Burundi, au Guatemala, en Ukraine (sous Staline) et en Bosnie. L'intérêt international accru porté à ce sujet à la veille des génocides perpétrés à Srebrenica et au Rwanda a un impact décisif sur l'attitude politique adoptée au niveau international vis-à-vis des actes génocidaires. Cet intérêt populaire est, dans le cas du Kosovo en 1999, l'un des facteurs principaux conduisant l'OTAN à intervenir militairement.

Les études sur le génocide « ne pointent donc nullement les Turcs du doigt » comme le soutiennent certains critiques turcs. Au contraire, les recherches démontrent qu'au courant du XXe siècle -probablement le siècle le plus violent de toute l'histoire de l'Humanité-, il y a eu des génocides dans presque tous les coins de la terre. Devant cette évolution des conceptions, il est bien difficile de trouver des chercheurs sur le génocide qui puissent émettre des doutes sur le caractère génocidaire des massacres des Arméniens en 1915. La négation de l'acte génocidaire se traduit par un positionnement contre un consensus partagé par d'innombrables académiciens, chercheurs, experts, commissions, tribunaux et gouvernements. Les diplomates turcs s'efforcent depuis longtemps, de combattre ce consensus en vain.

D. La Turquie abandonnée par ces alliés ?

Des résolutions en mémoire des massacres de 1915 et les qualifiant de génocide sont adoptées dans plus de vingt pays. Les diplomates turcs sont frustrés devant l'impossibilité de convaincre même les alliés les plus proches de leur pays. En effet, les Arméniens se montrent meilleurs tacticiens que les Turcs qui se sentent dépassés par cette diaspora apparemment détentrice de ressources financières illimitées et d'un grand pouvoir politique. La mémoire de leurs confrères tués dans les années 1970 et 1980 par l'ASALA ajoute plus d'amertume à la défaite de ces diplomates. Tout cela renforce le sentiment que la Turquie est victime d'une grave injustice.

Lorsqu'en mai 1998, l'Assemblée nationale française adopte une loi comportant une seule ligne, « La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 », les Arméniens de France sont désignés par Ankara comme responsables. Parmi les auteurs de la proposition de loi figure une majorité de parlementaires représentant des circonscriptions telles que Marseille, et certaines banlieues parisiennes où réside une importante communauté de Français d'origine arménienne. Un écrivain turc, Gurbuz Evren estime au lendemain du vote, que si tous les Turcs résidant en France avaient la nationalité française, la loi aurait été votée « dans d'autres termes, c'est-à-dire reconnaissant non pas le massacre d'un million et demi d'Arméniens, mais celui des Turcs par les Arméniens. »

La diaspora arménienne est considérée par les Turcs comme un adversaire de premier rang. Les communautés arméniennes les plus importantes se trouvent, en effet, en dehors de l'Arménie: 1,500,000 aux Etats-Unis (dont 500,000 en Californie), plus de 2,000,000 en Russie, 450,000 en France, 460,000 en Géorgie et 234,000 au Liban. Il y a également un nombre important d'Arméniens vivant en Syrie, en Iran et en Argentine.

Toutefois, la plupart de ces résolutions ne peuvent être expliquées par le seul fait du lobbying arménien ou a fortiori par un quelconque sentiment antiturc. Celles-ci sont adoptées dans des pays comme la Pologne (un allié historique de la Turquie), l'Italie, la Lituanie ou encore la Slovaquie, pays ayant de faibles populations arméniennes. Les Pays-Bas qui abritent une des plus grandes communautés turques en Europe, votent une résolution sur le génocide en 2004, au moment même où le gouvernement néerlandais, assurant alors la présidence européenne, met tout en œuvre afin d'obtenir une date d'ouverture des négociations avec Ankara. En juin 2005, l'Allemagne -le pays accueillant la plus importante population turque en Europe- adopte, à son tour, une motion parlementaire relative « au souvenir et à la commémoration des expulsions et des massacres des Arméniens en 1915. »

L'Allemagne, dirigée à l'époque par la coalition Rouge-Vert du Chancelier Gérard Schroeder et du ministre des Affaires étrangères Joschka Fischer, est considérée comme l'allié le plus proche de la Turquie. Berlin est à l'origine de l'acceptation en 1999 de la candidature turque à l'UE. En l'an 2000, la loi sur la nationalité allemande est amendée pour permettre ainsi à de nombreux Turcs d'obtenir la citoyenneté (et par conséquent, de devenir des électeurs). Et finalement, en 2004, la République fédérale se prononce sans équivoque pour l'ouverture des négociations d'adhésion avec Ankara.

Le texte adopté au Bundestag, soutenu conjointement par les groupes parlementaires du SPD, de la CDU/CSU, des Verts et du FDP, n'est en rien ambigu :

« Le Bundestag allemand […] déplore les mesures prises par le gouvernement Jeune-Turc de l'Empire ottoman, qui ont conduit à l'anéantissement presque complet des Arméniens en Anatolie. »

La résolution fait référence au génocide dans ces termes: « plusieurs historiens, parlements et organisations internationales reconnaissent le caractère génocidaire de la déportation et de l'extermination des Arméniens. » Elle conclut: « la politique négationniste de la Turquie, est « incompatible » avec l'idée de réconciliation sur laquelle se fonde la communauté de valeurs existant au sein de l'Union européenne. »

L'Allemagne est l'un des rares cas où l'insuffisance de la diplomatie poursuivie par Ankara est dévoilée au grand jour. L'ambassadeur turc à Berlin, Mehmet Ali Irtemcelik, accuse les défenseurs de la résolution d'agir comme « les porte-paroles du nationalisme fanatique arménien qui n'hésitent pas à recourir à la terreur organisée à travers le monde. » Le ministère turc des Affaires étrangères note avec regret qu'«aucun de ses avertissements n'est pris en compte par le Bundestag. »  Le président de la Grande Assemblée nationale de Turquie, Bulent Arinc, adresse une lettre à son homologue allemand dans laquelle il exprime sa déception devant « cette décision biaisée de la part du parlement d'un pays ami et allié. » Le plus influent homme politique allemand d'origine turque, le vert Cem Ozdemir, y apporte une simple explication: « dans un tel débat international, on ne peut faire accepter sa position en utilisant des moyens étatiques de propagande propres à une société repliée sur elle-même. »

Aux Etats-Unis où certains Turcs pensent que le combat contre la reconnaissance peut toujours être remporté, l'échec de la diplomatie ankariote est encore plus manifeste. Le président américain Ronald Reagan parle du « génocide arménien » lors d'un discours tenu en 1981. Georges Bush père évoque « les massacres terribles » dont [les Arméniens] font l'objet entre 1915 et 1923 dans les mains des dirigeants ottomans. » Jusqu'à présent, quarante-deux Etats américains (représentant 85 % de la population des Etats-Unis) se sont prononcés en faveur de la reconnaissance du génocide, soit par le biais d'un acte législatif soit par une déclaration solennelle.

La Turquie déploie un capital politique considérable afin d'empêcher l'adoption de tout texte relatif au génocide arménien par le Congrès américain. Déjà, en septembre 2007, quand la Chambre des représentants se préparait à voter une résolution sans valeur contraignante sur le génocide arménien, la Turquie rappelle son ambassadeur. En 2008, Ankara parvient également à arrêter un processus similaire. L'analyste-chercheur turc Omer Taspinar qualifie ces réussites de « victoires à la Pyrrhus. » Selon Taspinar, la non-adoption de cette résolution « n'a rien à voir avec la découverte soudaine de nouveaux faits historiques prouvant l'exactitude de la version turque de l'histoire », mais elle est due à des soucis d'ordre stratégique telle que la dépendance américaine vis-à-vis de l'assistance et des ressources turques lors de la guerre en Irak. L'éditorialiste de renom, Charles Krauthammer, ayant pris parti pour la Turquie lors du vote d'une résolution sur ce sujet, écrit alors: « Le fait qu'une population arménienne d'un million à un million et demi d'âmes aient été brutalement et systématiquement massacrée à partir de 1915, au cours d'une campagne génocidaire délibérée, n'est qu'une question relevant de l'écriture de l'histoire. »  En résumé, la Turquie ne réussit nullement à convaincre même ses alliés les plus proches à accepter sa version de l'histoire. Taspinar conclut donc, « la Turquie remporte certes, un combat, mais perd finalement la guerre. »

Toutes les figures importantes de la nouvelle administration formée après les dernières élections américaines -le président Obama, le vice-président Joe Biden, la secrétaire d'Etat Hillary Clinton et le président de la Chambre des représentants Nancy Pelosi-, utilisent le terme de génocide pour qualifier les évènements de 1915 à diverses occasions. L'auteur du livre, A Problem from Hell, Samantha Power est nommée conseillère clé de l'équipe du nouveau président en matière de politique étrangère. Elle est également membre du Conseil national de sécurité. Sur le site Internet officiel de la campagne d'Obama, on peut lire:

« Le génocide arménien n'est pas une allégation, ou une opinion personnelle, ou encore un point de vue, mais plutôt un fait bien documenté soutenu par un nombre écrasant d'évidences historiques. »

Au cours de sa campagne, Obama dit: « En tant que sénateur, je soutiens fermement l'adoption de la résolution sur le génocide arménien », et conclut: « en tant que président, je reconnaîtrai le génocide arménien. » En avril 2009, lors de sa visite à Ankara organisée dans le but de promouvoir une ère nouvelle dans les relations turco-américaines, il répond aux journalistes que sa position sur ce sujet est « inchangée et non confidentielle. » Le non usage du mot « génocide » tout au long de la visite d'Obama à Ankara est, en quelque sorte, une manière polie et judicieuse de rester fidèle à ses convictions sans pour autant heurter la sensibilité de ses hôtes. Il semble que la réaffirmation par Obama et ses associés de ce qu'ils ont déjà dit à plusieurs reprises n'est qu'une question de temps.

E. Conséquences de la reconnaissance

En août 2004, le ministre allemand de l'Aide au développement, Heidemarie Wieczorek-Zeul, participe à une cérémonie à Okakarara. Elle se tient sur le sol namibien pour une raison spécifique: demander officiellement pardon pour ce que les historiens appellent le premier génocide du XXe siècle, commis par les troupes coloniales allemandes lors du soulèvement herero en 1904:

« Nous, les Allemands, assumons notre responsabilité tant historique que morale et la culpabilité des Allemands à cette époque… Les atrocités commises à cette époque auraient été qualifiées de génocide. »

En réponse à une révolte herero durant laquelle 130 Allemands perdent la vie, le commandant des troupes coloniales, Lothar von Trotha, ordonne aux Hereros de quitter la Namibie. Ceux qui n'obéissent pas sont tués. Parmi les victimes figurent des hommes, des femmes et des enfants, massacrés ou déportés vers le désert et abandonnés à la mort. Sur une population de 100,000 personnes, on compte 15,000 survivants. En 2001, les Hereros intentent un procès de l'ordre de quatre milliards de dollars contre le gouvernement allemand et deux sociétés allemandes basées aux Etats-Unis. Le gouvernement allemand rétorque en invoquant l'absence de normes de droit international humanitaire relatives à la protection des combattants et des civils à l'époque des faits. Au moment du pardon allemand, exactement cent ans après les évènements, la procédure judiciaire est abandonnée.

Les Turcs défendent depuis longtemps l´idée que la reconnaissance internationale du génocide arménien aura pour conséquence de les pointer du doigt comme « un peuple génocidaire »,les plaçant ainsi sur le plan moral dans une situation identique à celle de l'Allemagne nazie. Toutefois, la tendance internationale conduisant à de nombreuses reconnaissances du génocide arménien rend également ce génocide moins singulier qu'il n'aurait été perçu quelques décennies auparavant.

Devant une audience à Istanbul, l'historien pro-turc, Justin McCarthy, explique d'une façon presque désinvolte, que d'après les standards de la convention de l'ONU sur le génocide, « les Turcs sont coupables de ce crime », à l'instar « des Arméniens, des Russes, des Grecs, des Américains, des Britanniques, et de la quasi-totalité des peuples depuis le début de l'histoire. »  Bien qu'elles visent à discréditer la Convention sur le génocide de 1948, ses remarques révèlent une réalité beaucoup plus profonde: il est vrai qu'il y a eu trop de génocides dans notre monde, impliquant autant les pays occidentaux que les pays en développement.

Cependant, la reconnaissance des génocides d'avant 1948 relève essentiellement du symbolique, et ne produit pas les conséquences qui inquiètent tant les Turcs. Depuis l'an 2000, les résolutions sur le génocide arménien se multiplient, mais cela affecte peu le prestige international de la Turquie. En témoigne l'ouverture des négociations avec l'UE, l'obtention d'un siège non permanent au Conseil de sécurité de l'ONU (le premier depuis les années 1960), la hausse exponentielle de l'investissement étranger en Turquie ou encore l'éloge international du processus de renouveau engagé sur le plan interne et des initiatives diverses prises à l'étranger. La visite de Barack Obama en avril 2009 témoigne que la Turquie s´impose comme la nouvelle étoile montante sur la scène internationale.

Les résolutions sur le génocide n'établissent aucun lien entre la reconnaissance et les indemnités pécuniaires ou une quelconque concession territoriale. En effet, la reconnaissance internationale du génocide reste pour le moment sans conséquences matérielles à l'égard de l'Etat turc. Dans sa résolution de 1987, le Parlement européen déclare explicitement que « les évènements tragiques qui se sont déroulés en 1915-1917 contre les Arméniens établis sur le territoire de l'Empire ottoman constituent un génocide » et que « la Turquie actuelle ne saurait être tenue pour responsable du drame vécu par les Arméniens de l'Empire ottoman » En 2002, la Commission de réconciliation turco-arménienne demande l'opinion du Centre international pour la justice transitionnelle sur la question de la responsabilité légale liée au crime de génocide. Selon cette opinion rédigée par un conseiller indépendant:

« La Convention sur le génocide ne comporte aucune disposition relative à son application rétroactive. Au contraire, il découle des dispositions de ce texte que l'objectif recherché consiste en l'imposition d'obligations futures vis-à-vis des seuls Etats signataires. Il est donc impossible que des revendications légales, financières ou territoriales concernant les évènements [de 1915] formulées contre des individus ou des Etats soient satisfaites sur le fondement de cette Convention. »
Le professeur William Schabas, académicien de renom connu pour ses importants travaux en matière de génocide et de droit international, écrit:
« Un recours au droit international devant la Cour internationale de justice afin de revendiquer des indemnités pour cause de génocide arménien ne peut être initié que par la Turquie, et cela est sans aucun doute difficilement concevable. »

Ni une résolution non contraignante à l'ordre du jour du Congrès américain -l'épée de Damoclès que les responsables turcs ont sur la tête- ni une déclaration officielle du président Obama ne pourra changer cet état de fait.

C'est le paradoxe de la diplomatie poursuivie par Ankara sur la question du génocide. De nombreux Turcs réalisent que la position défendue par leur pays au niveau international génère des tensions avec des alliés importants et qu'elle est vouée à l'échec. En même temps, une certaine anxiété quant aux conséquences d'un éventuel changement de la ligne officielle est largement partagée à travers tous les pans de la société. Aussi longtemps que les dirigeants politiques de la Turquie et les leaders d'opinion continueront à alimenter les peurs relatives aux revendications territoriales et pécuniaires, le pays demeurera sur la défensive. En considérant chaque mention du mot « génocide » comme une atteinte  à l'honneur nationale, la diplomatie turque devient davantage l'otage des évènements qui  échappent à son contrôle, surtout dans le cadre de ses rapports avec la région du Caucase. Aujourd'hui, il est plus qu'évident que cette persistance est devenue un handicap national.

IV. La Grande Arménie: un rêve qui s'estompe

Dans son bureau à Erevan, le fond d'écran de l'ordinateur de Kiro Manoïan en dit long sur cette histoire… Il s'agit d'une vue de Harput, province du sud-est anatolien dont les parents de Manoïan sont originaires. Celle-ci acquiert une mauvaise réputation en 1915, celle de « la wilaya de la mort. » En effet, début 1915, la région abrite quelques 100,000 Arméniens. Le 30 décembre 1915, le consul américain à Harput rapporte que « leur nombre est désormais inférieur à 4,000. » L'historien américain Guenter Lewy décrit en détail la terreur qui y règne:

« Plusieurs centaines d'hommes arméniens sont arrêtés, y compris presque tous les personnages importants. Ils sont torturés afin qu'ils révèlent les caches d'armes et les plans secrets de sédition… Début juillet, les autorités commencent à vider les prisons. Les hommes sont ramenés par fournées vers une destination incertaine et on n'entend plus parler d'eux. Leur sort est vite connu: ils sont tous tués. »

Les grands-parents de Manoïan échappent à la mort grâce à des amis turcs qui les cachent chez eux, un acte alors passible de la peine capitale.

Kiro est né au Liban où vivent un grand nombre de survivants arméniens ottomans. La diaspora au Liban, à l'instar d'autres communautés arméniennes dans le monde, se définit comme « une population brisée, avec très peu ou sans conscience politique, caractérisée par des identités régionales et religieuses, dotée d'un sentiment d'appartenance pan-nationale faible et ayant une connaissance nulle ou limitée de la langue arménienne. »

L'attitude méfiante de certaines parties de la diaspora à l'égard de l'Arménie soviétique est exacerbée par les divisions au sein de l'Eglise apostolique arménienne. Pendant la Guerre froide, le siège catholicossal de Cilicie, établi au Liban et allié de la cause dachnak, adopte une position fermement antisoviétique.  Cependant, soutenu par les autres partis politiques de la diaspora, le siège catholicossal d'Etchmiadzin (en Arménie), se range du côté des autorités soviétiques. Lors de la guerre civile libanaise de 1958, la communauté arménienne se divise en deux factions qui soutiennent chacune une fraction différente.

Le 24 avril 1965, lors du 50e anniversaire des massacres de 1915, quelques 200,000 Arméniens sont réunis devant l'Opéra d'Erevan. Les manifestants jettent des pierres, scandent des slogans comme « Justice! » et « Rendez-nous nos terres! » et réclament l'aide soviétique pour que la Turquie leur redonne tous les territoires jadis peuplés par leurs ancêtres. Deux ans plus tard, la construction du Mémorial du génocide à Erevan, où sont érigées des stèles de granite portant le nom de toutes les provinces arméniennes qui se trouvent actuellement de l'autre côté de la frontière, est terminée.

Le 50e anniversaire est un tournant pour cette grande diaspora arménienne. Un nouveau groupe de dirigeants de la FRA commence à se servir du sentiment antiturc comme le ciment unificateur du patriotisme arménien. L'appel à la justice, la réclamation des indemnités, la restitution territoriale deviennent des éléments qui mobilisent les communautés dispersées à travers le monde. Le génocide et la campagne menée en vue de sa reconnaissance se placent ainsi au centre de gravité de la conscience arménienne. Selon Razmik:

« Le génocide en soi (et sa négation) constitue le moment décisif où se forme l'identité arménienne contemporaine. Après 1915, les Arméniens, surtout ceux de la diaspora, se considèrent comme des « membres de la première nation chrétienne au monde » et des « victimes du premier génocide du XXe siècle ». »

Au fur et à mesure que l'opposition antiturque s'intensifie, la revendication pour une Grande Arménie, c'est-à-dire l'unification des territoires arméniens historiques par une redéfinition des frontières actuelles de la Turquie, viennent supplanter les efforts d'émancipation du joug soviétique. Les partis politiques de la diaspora font taire leurs divergences pour unir leur force. En 1975, les trois principaux partis de la diaspora envoient un mémorandum à l'ONU exigeant, entre autres, « des indemnités morales, pécuniaires et territoriales » et spécifiquement « le retour du territoire occupé par la Turquie à son vrai propriétaire: le peuple arménien. »

Comme beaucoup d'autres Arméniens, Kiro Manoïan et sa famille quittent le Liban pendant la guerre civile. Ils arrivent au Canada où Kira s'engage activement au sein de la FRA. En l'an 2000, il débarque en Arménie et devient porte-parole de la FRA dans le domaine des affaires étrangères. Manoïan refuse toujours de reconnaître le tracée de la frontière occidentale de son pays. En avril 2005, dans un reportage publié par le quotidien arménien Yerkir, Manoïan explique que l'Arménie remettra sur la table son désaccord territorial avec la puissante Turquie voisine, dès que l'occasion se présentera :

« Nous ne pensons pas que l'Arménie puisse formuler aujourd'hui une telle demande. Cela ne veut pas dire qu'elle ne le fera pas demain. C'est exactement pour cette raison qu'elle ne doit prendre aucune mesure aujourd'hui qui demain pourrait la gêner ou l'empêcher d'agir dans ce sens. »

Ainsi se définit la position officielle de la FRA. En 2007, lors d'un débat parlementaire à Erevan, le président du parlement arménien, Vahan Hovhannisian, l'une des figures de proue de la FRA soutient que les traités de Kars et de Moscou qui définissent l'actuelle tracée de la frontière sont « illégaux » (bien que ratifiés depuis bien longtemps), et il réclame « l'engagement d'un travail juridique et diplomatique sérieux » en vue de leur révision. Au cours de ce même débat, l'ancien ambassadeur d'Erevan au Canada, Ara Papian, met également en cause la validité de ces deux documents en arguant que le traité de Sèvres de 1920 (jamais ratifié), qui octroie une partie substantielle de l'Anatolie orientale à l'Arménie, est toujours en vigueur. Concernant les dommages causés lors de la Première Guerre mondiale, Papian avance même un calcul précis des indemnités à verser aux Arméniens par la Turquie, une somme évaluée à 41,514,230,940 dollars.

Selon les Arméniens comme Manoïan et Papian, la question territoriale non encore résolue est un obstacle insurmontable à la normalisation des relations entre les deux pays. Pour sa part, le directeur du Centre des recherches stratégiques Ararat, Armène Aïvazian, souligne que si l'Arménie est « sérieuse dans ses revendications territoriales », elle ne doit en aucun cas dialoguer avec la Turquie.

« La solution de la question arménienne ne réside nullement dans la reconnaissance du génocide arménien comme certains le pensent, ou encore, comme certains faux amis de l'Arménie le suggèrent. Cette question est, d'abord et avant tout, une question d'ordre territorial. Il n'y a qu'une seule solution possible: rétablir la souveraineté arménienne sur tout le territoire national arménien (350,000 km2), ou si cela s'avère impossible, au moins sur une partie substantielle de celui-ci, afin d'assurer l'existence et le développement à long terme de la civilisation arménienne. »

Aïvazian compare l'Arménie actuelle (29,800 km2) à une forteresse isolée qui n'offre à la nation aucun espace de repli pour regrouper ses forces, ce qui est selon lui, inacceptable. Il émet également des critiques virulentes à l'encontre des autorités arméniennes qu'il estime agir d'une façon trop complaisante à l'égard de la Turquie, et particulièrement concernant la visite du président turc à Erevan.

« Tandis qu'Israël affronte l'Iran négationniste par tous les moyens possibles et imaginables, le gouvernement arménien invite le négationniste Abdullah Gul et exige de notre peuple de respecter le drapeau et l'hymne de l'ennemi. »

Des positions extrémistes comme celle d'Aïvazian sont fort fréquentes parmi les Arméniens d'Arménie restés au pays et ceux de la diaspora. Toutefois, sur l'échiquier politique, ces positions sont de plus en plus vouées à l'échec et n'offrent aucune vision crédible susceptible de faire évoluer les revendications territoriales arméniennes. Ce type de discours ne constitue pas non plus un moyen efficace permettant d'unifier les Arméniens.

En Arménie, la FRA ne dépasse jamais le seuil de 14 % aux élections. Partenaire mineur de la coalition actuelle, son influence sur la politique étrangère est limitée. Il est tout de même révélateur que tous les gouvernements arméniens depuis l'indépendance, sans aucune exception, se prononcent en faveur du rétablissement des relations diplomatiques avec la Turquie sans conditions préalables.

Au sein de la diaspora, les positions sont plus mitigées. Tandis que certains sont pour l'amorce d'un dialogue avec les Turcs, à l'instar de l'Assemblée arménienne d'Amérique (AAA) qui décide de prendre part à la Commission de réconciliation turco-arménienne, créée en 2001 grâce aux efforts du département d'Etat des Etats-Unis et réunissant des personnalités éminentes des deux parties autour d'une table; d'autres conditionnent tout contact à la reconnaissance du génocide, le versement des indemnités et la restitution des territoires de « l'Arménie occidentale. » Ainsi, le Comité national arménien d'Amérique (ANCA) -un réseau lié à la FRA- considère la mise en place de la Commission de réconciliation comme « un stratagème turc visant à faire dérailler le processus de reconnaissance internationale du génocide arménien » et « une obstacle à la campagne de reconnaissance du génocide. »

Entre temps, la reconnaissance internationale du génocide ne se transforme nullement en un soutien international à une modification des frontières, ce qui est l'un des principaux objectifs de la FRA. L'historien de la diaspora, Simon Payaslian reconnaît que les résolutions et proclamations des Etats tiers « ne contiennent aucune référence au versement des indemnités, aux compensations et aux restitutions territoriales. Selon lui, celles-ci « font fi précisément du fait que les Arméniens ont perdu leurs terres historiques à la suite du génocide. » Ainsi, les adeptes de la ligne dure se posent la question de savoir si la bataille livrée pour faire reconnaître le génocide dans le monde entier sert vraiment leur cause. A cet égard, Papian dit:

« Nous avons déployé toutes nos forces pour faire reconnaître le génocide. En fait, il est certain que si des gens sont massacrés à cause de leur ethnie, il s'agit bien d'un génocide. Il est donc inutile de rechercher si cela s'est produit ou non. »

Selon l'éminent intellectuel américain d'origine arménienne, Gérard Libaridian, conseiller de l'ancien président arménien Lévon Ter-Petrossian, le discours « grossier et sans discernement » des nationalistes arméniens « accuse les Turcs d'hier et d'aujourd'hui d'être responsables de cet acte criminel, et ce même discours évoque une guerre totale entre les Arméniens et les Turcs... La politique négationniste est ainsi perçue comme une manifestation absolue de la nature diabolique de la Turquie et des Turcs. » Libaridian ajoute que l'établissement d'un lien entre la reconnaissance du génocide et les revendications territoriales par le discours nationaliste se révèle contre-productif.

« Les partis politiques arméniens considèrent la reconnaissance du génocide par la Turquie comme un premier pas, et comme le fondement légal de leurs revendications territoriales. Même s'il n'y avait aucune autre raison pour nier le génocide, l'Etat turc l'aurait fait à tout prix, justement à cause de ce lien. »

En déclarant d'une manière catégorique qu'« il n'y a aucune corrélation logique entre la cause de la reconnaissance du génocide et celle de la restitution territoriale », l'historien Donald Bloxham place en effet les nationalistes arméniens devant cette question cruciale: « la reconnaissance ouvrira-t-elle, comme on nous le répète souvent, la porte vers une réconciliation tout en soignant les blessures du passé, ou servira-t-elle plutôt de support à des demandes nationalistes? S'agit-il effectivement d'une quête de la vérité historique, du respect de la moralité et d'un acte de responsabilité, ou plutôt, d'une question de revendications politiques et matérielles non encore satisfaites? »

V. Des oiseaux avec des ailes

En décembre 2007, lors de la campagne présidentielle, Lévon Ter-Petrossian (le premier chef d'Etat de l'Arménie entre 1991 et 1998), prononce un important discours politique sur la place de la Liberté à Erevan. Après avoir rappelé devant une foule attentive ses origines personnelles -« Je suis un descendant des survivants du génocide. Mon grand-père a participé à la bataille héroïque de Musa Dagh. Mon père, âgé de sept ans, portait de l'eau et de la nourriture aux combattants. Et ma mère a ouvert ses yeux au monde dans une cave. Si la marine française qui sillonnait les côtes de Musa Dagh n'était pas venue à leur secours, aujourd'hui je ne serais certainement pas en face de vous »- il explique la nécessité d'améliorer les relations avec la Turquie :

« Il est enfin temps pour nous de comprendre que personne n'obligera la Turquie à reconnaître le génocide arménien en lui lançant des ultimatums ou le harcelant. Je n'ai aucun doute que la Turquie reconnaîtra le génocide tôt ou tard. Cela ne se produira pas avant la normalisation de nos relations, mais seulement après l'établissement d'une atmosphère de bon voisinage, de coopération et de confiance entre nos deux pays. En conséquence, il faut mettre nos émotions de côté. Nos rapports doivent être fondés sur la réalité de cette divergence relative aux évènements de 1915 que l'Arménie qualifie de génocide contrairement à la Turquie. »

Ter-Petrossian ne voit pas d'objection à ce que les Arméniens de la diaspora s'efforcent de faire reconnaître le génocide : « en tant que citoyens, redevables d'impôt et électeurs, les fils et les filles de la diaspora ont le droit d'exercer une pression sur le gouvernement de leur pays. » Toutefois, selon lui, l'intérêt de l'Arménie réside dans l'émergence d'une Turquie européenne, démocratique et prospère, et non pas dans le lobbying antiturc à l'étranger. Les tentatives des autorités arméniennes afin de saboter le processus d'adhésion de la Turquie à l'UE sont à ses yeux un signe d'« incompétence ».

« N'est-il pas clair que l'adhésion de la Turquie à l'Union servira les intérêts de l'Arménie sur les plans économique, politique et sécuritaire? Qu'y a-t-il de plus dangereux qu'une Turquie rejetée par l'Ouest et donc retournée vers l'Est? Ou encore, qu'est-ce qui est préférable: une Arménie coupée de l'Occident ou une Arménie ayant une frontière commune avec l'Union européenne? La politique étrangère de notre pays aurait dû apporter des réponses à ces questions depuis bien longtemps. »

Avant que l'Arménie ne déclare son indépendance de l'Union soviétique, Ter-Petrossian évoque déjà souvent l'expérience de la première République arménienne qui n'a duré que deux ans entre 1918 et 1920. Pour échapper à ce sort, il pense que l'Arménie doit poursuivre une politique étrangère équilibrée et, en particulier maintenir de bonnes relations avec la Turquie. Six mois avant la déclaration d'indépendance arménienne, Ter-Petrossian rencontre l'ambassadeur turc à Moscou, Volkan Vural, et lui dit:

« L'Arménie change, et dans le monde d'aujourd'hui nous devons agir comme des voisins et adopter une nouvelle approche. Nous voulons être amis. Nous sommes prêts à toute sorte de coopérations bénéfiques aux deux parties. L'Arménie n'a aucune revendication territoriale vis-à-vis de la Turquie. »

Ter-Petrossian ne parvient pas, cependant, à établir des relations diplomatiques avec la Turquie. Lorsqu'il est remplacé par l'ancien dirigeant de la république séparatiste du Haut-Karabagh, Robert Kotcharian, la plupart des nouveaux patrons d'Erevan prennent leur distance avec la politique de rapprochement de l'ancien président en la qualifiant d'échec absolu. Kotcharian invite la FRA, déclarée jusqu'alors hors-la-loi, dans son gouvernement et décide de travailler en étroite collaboration avec la diaspora arménienne. En septembre 1999, il organise la première conférence internationale de la diaspora à Erevan. Il place la reconnaissance du génocide arménien parmi les priorités de sa politique étrangère. Tout en assurant que cette reconnaissance ne sera pas suivie d'une revendication territoriale, il ne se montre pas enthousiaste pour établir de bonnes relations avec la Turquie. Toutefois, il met volontiers l'accent sur l'état de la frontière entre les deux pays : « ce n'est pas nous qui maintenons la frontière fermée. »

En avril 2008, Robert Kotcharian est remplacé par son ancien Premier ministre Serge Sarkissian qui remporte les élections devant son adversaire, Ter-Petrossian. Au cours de la campagne, certains médias présentent Ter-Petrossian comme un turcophile et le surnomme      « Levon Efendi. » Cependant, une fois élu, Sarkissian décide d'engager le dialogue avec la Turquie. Le 23 juin 2008, dans un discours adressé aux représentants de la diaspora arménienne à Moscou, il affirme:

« La position de l'Arménie est claire: au XXIe siècle, il ne doit pas exister de frontières fermées entre des pays voisins. La coopération régionale peut être le meilleur moyen de maintenir la stabilité. Du côté turc, on nous propose de créer une commission pour étudier les faits historiques. Nous ne nous y opposons pas, mais il faut d'abord ouvrir les frontières. »

A la même époque, le nouveau président arménien invite son homologue turc, Abdullah Gul à Erevan. Dans un article publié le 09 juillet 2008, par The Wall Street Journal, Sarkissian explique sa position dans le détail:

« Le moment est venu pour un nouvel effort afin de sortir de cette impasse; cette situation n'est dans l'intérêt de personne, au contraire elle est gênante pour tout le monde. En tant que président de l'Arménie, je saisis cette occasion pour proposer un nouveau départ, une nouvelle phase de dialogue avec le gouvernement et le peuple turcs en vue de normaliser nos relations et d'ouvrir notre frontière commune… Il n'existe, en effet, aucune alternative réelle à l'établissement des relations normales entre nos deux pays. »

Lorsque le président Gul répond positivement à la proposition de Sarkissian de visiter Erevan, le Congrès national arménien, parti d'opposition présidé par Ter-Petrossian, décide de reporter le rassemblement de protestation contre Sarkissian programmé le 5 septembre. Le communiqué du parti déclare: « Nous soutenons la normalisation des relations arméno-turques » et « nous ne souhaitons en aucun cas faire de l'ombre sur un évènement visant à améliorer cette perspective. » C'est Kotcharian qui exprime son désaccord. Déjà en juillet 2008, quand il est accusé de toujours diriger le pays en coulisse, il répond: « si cela était vrai, Lévon Ter-Petrossian aurait dû être emprisonné pour activité criminelle…et le président turc n'aurait sûrement pas été invité au match de football à Erevan. » Sarkissian devient ainsi la nouvelle cible. Il est critiqué pour sa politique d'apaisement. Le quotidien d'opposition, Haykakan Jamanak, accable le nouveau président de faire trop de « concessions » à la Turquie. On voit sur la première page, Sarkissian portant un fez ottoman, appelé ironiquement « Serzhik Efendi. » Le quotidien écrit: « Comment qualifier un tel comportement? Est-ce une expression de flatterie, une entreprise aventureuse, un souci d'intérêt personnel ou, tout simplement, une trahison? »

Certains Arméniens pensent que la Turquie ne peut changer. La motivation réelle et l'intention cachée derrière chaque acte commis par des Turcs suscitent des interrogations aussi bien dans les médias que dans la rue. Selon une enquête d'opinion réalisée en 2004, 68,7 % des Arméniens interrogés qualifient les Turcs par un adjectif négatif: « sanguinaires » (6,4 %), « ennemis » (10,1 %), « barbares » (9,1 %), « assassins » (6,4 %). Seulement 6 % d'entre eux répondent par un adjectif positif. Suite au lancement de la campagne de pardon relative à 1915, un certain nombre d'Arméniens expriment des doutes quant à l'objectif recherché par cette entreprise qu'ils perçoivent plutôt comme un outil pour entraver la campagne de reconnaissance du génocide engagée dans plusieurs pays. Quelques analystes et hommes politiques soulignent que « le nombre des signataires est trop faible pour pouvoir parler d'un soutien populaire et que le terme de génocide ne figure pas dans le texte de la pétition. »

En janvier 2007, le meurtre de Hrant Dink ranime une nouvelle fois dans les esprits le souvenir amère de 1915. Beaucoup de manifestations et d'évènements commémoratifs sont organisés à travers l'Arménie. Lors du rassemblement du 22 janvier devant les bureaux du Conseil de l'Europe à Erevan, le mouvement de jeunesse de la FRA brandit des affiches où l'on peut lire:   « Le génocide continue! », « Turquie, tu as du sang sur tes mains! » « Refrénez les Turcs! », « Vérité pour Dink! » Le 24 janvier, la municipalité d'Erevan et l'Union des écrivains d'Arménie organisent une manifestation de protestation où, selon certaines sources, environ 100,000 personnes défilent jusqu'au Mémorial du génocide à Erevan. « Le génocide continue » dit l'un des participants. Lors d'un débat parlementaire, l'ancien Premier ministre Khosrov Haroutyounian (1992-1993) recommande de « tout faire afin de prouver à la communauté internationale que la Turquie n'a point changé. »

Cependant, au même moment, beaucoup de gens à Erevan, impressionnés tant par les images de l'importante procession funéraire de Dink à Istanbul que par les condoléances exprimées avec sincérité par de nombreux Turcs, tirent une toute autre conclusion. L'éditorialiste Anna Hakobian écrit dans le quotidien Haykakan Jamanak:

« Les images à la télévision étaient vraiment impressionnantes. La foule composée de centaines de milliers de gens accompagnant le cercueil de Hrant Dink était impressionnante. Les applaudissements bien audibles à des intervalles irréguliers étaient impressionnants. Les pancartes et les slogans tels que « Nous sommes tous arméniens, nous sommes tous Hrant Dink! », « Halte à l'article 301! », « Main dans la main contre le fascisme » étaient impressionnants… Avant même la cérémonie d'enterrement de Dink, les autorités turques ont su ainsi faire un pas sans précédent vers les autorités arméniennes en vue d'une réconciliation. »

Tenant compte de la récente libéralisation de la Turquie, un nouveau consensus sur la nécessité d'engager une politique de la main tendue avec ce pays émerge, ouvrant ainsi la voie à un rapprochement historique entre les deux pays. Cette nouvelle approche a aussi un effet tangible sur la façon dont la société arménienne perçoit les Turcs et la Turquie. En mars 2007, une série d'enquêtes d'opinion effectuées avec le soutien de l'IRI révèlent qu'à la suite du meurtre de Dink, 89 % des Arméniens considèrent la Turquie comme la principale menace envers leur pays. En janvier 2008, ce chiffre chute à 56 %.

Dans un reportage datant de décembre 2006, le ministre arménien des Affaires étrangères Vartan Oskanian affirme qu'une commission formée d'historiens de l'Arménie et de la Turquie, comme celle proposée en 2005 par le Premier ministre turc Erdogan, ne produirait aucun résultat. Les historiens turcs selon lui, seront incapables de prononcer le mot « g. »

« Comment pourront-ils parler avec les historiens arméniens? En Turquie, il y a des lois qui les en défendent. C'est comme si vous relâchiez un oiseau de sa cage tout en lui brisant les ailes. »

Cependant, aujourd'hui, ce n'est plus le cas. Dans le nouveau climat, les ailes brisées sont pansées et créent de nouvelles opportunités pour la Turquie et l'Arménie. 

Gérard Libaridian pose la question cruciale de la définition de l'âme de la République arménienne en ces termes: la République sera-t-elle « un Etat défini par le génocide et le sentiment antiturc y afférant, ou, un Etat normal, en paix avec ses voisins, œuvrant à la prospérité et à la sécurité de ses citoyens? » La réponse y sera apportée dans les mois à venir. Comme le dit Ter-Petrossian, 

« Au cours de l'histoire, plusieurs nations et Etats se sont trouvés, dans des circonstances variées et pour des raisons différentes, au bord d'une catastrophe nationale. Les Arméniens et les Juifs ont subi un génocide. L'Allemagne et le Japon ont souffert des effets dévastateurs de leur défaite et ont été totalement détruits. La Turquie ottomane, la Grande Bretagne et la Russie ont perdu leur empire tout puissant. Chaque nation croit en l'unicité de sa tragédie…Cependant, presque tous les Etats et nations ayant vécu ces tragédies ont su les transformer en un moyen de pansement des maux et de rétablissement et non pas en un motif de désespoir et d'infériorité. Ils ont pu non seulement retrouver cette force interne afin de guérir leurs blessures et se débarrasser de leurs complexes historiques, mais aussi recoller à la vie et rejoindre la communauté des nations les plus vibrantes, prometteuses et épanouies du monde. Qu'est-ce qui nous retient de faire de même? »
VI. En guise de conclusion: la lumière d'Ararat

Son village, Lusarat, se situe à un jet de pierre de la frontière turque, mais c'est la première fois que Haïk reçoit une Turque chez lui. Lusarat, « la lumière  d'Ararat », se trouve tout près de Khor Virap, l'une des plus importantes églises de l'Arménie construite sur une colline près de la frontière turque. C'est ici que Saint Grégoire l'Illuminateur est emprisonné pendant treize ans avant de soigner le roi arménien Tiridate III et de le convertir au christianisme. L'Arménie devient ainsi en 301, la première nation officiellement chrétienne du monde.

L'église Khor Virap offre non seulement une leçon d'histoire aux visiteurs, mais aussi une vue sur la ceinture verte formée par le fleuve Araxe et sur le Mont Ararat se trouvant à l'ouest de la frontière, en Turquie. Lorsqu'il fait clair, il est même possible de repérer une usine, une mosquée ou une voiture en mouvement sur l'autre rive.

Malgré son nom et sa localisation, Lusarat est un endroit plutôt lugubre. A l'époque soviétique, seuls les habitants du village peuvent y accéder. Situé à la frontière entre l'URSS avec l'OTAN, l'endroit est classé zone de sécurité spéciale. Aujourd'hui, Lusarat est en état de délabrement complet, avec, partout, des maisons qui ressemblent plus à des baraquements de fortune qu'autre chose, son école est en ruine, ses fenêtres cassées et ses toitures en tôle. Le fil barbelé -la zone de frontière- se trouve juste à quelques centaines de mètres.

Haïk et sa femme Lucine offrent du fromage fait maison, du café et des œufs à leur invitée (une chercheuse d'ESI). En toile de fond, la télévision est branchée sur une émission turque diffusée par satellite: des experts politiques s'expriment sur Ergenekon. Haïk et Lucine, eux, parlent de la Turquie:

« Dink n'a pas été tué par ce jeune garçon, c'est l'Etat qui l'a fait supprimer. Nous avons aussi une longue expérience en matière d' « Etat profond ». Vous avez entendu parler de la fameuse attaque de 1999 dans l'enceinte de notre parlement, non ? En Arménie aussi, nous nous méfions de l'Etat. »

« C'était merveilleux de voir tant de personnes spontanément descendues dans la rue tout de suite après le meurtre de Dink » dit Haïk. Lucine, quant à elle, ne croit pas que la démonstration de solidarité était sincère. Après une courte discussion avec sa femme, Haïk continue: 

« Mon père était originaire de Diyarbakir, il parlait en kurde. Il a été déporté en Syrie. Il n'est revenu en Arménie qu'en 1966. Ma femme est née dans ce village, mais sa famille est de Mus. Ils sont arrivés en 1923.

Par le passé, nous pouvions communiquer avec l'autre côté de la frontière. Je n'ai pas de problèmes avec les Turcs. Ils ne sont pas comme ceux qui nous ont jadis fait souffrir. Bien entendu, nous n'oublierons pas l'histoire, mais nous devrions entretenir des relations de voisinage avec une frontière ouverte. Il n'y a pas de raisons pour que nous ne puissions pas nous entendre.
La visite de Gul en Arménie est une première. L'invitation de notre président est honorée. Nous en sommes très heureux. Une grande majorité des Arméniens ne pensaient pas qu'il allait venir. Chaque chose a une raison d'être. Il se peut que le football débouche sur d'autres choses. Nous sommes beaucoup plus concernés par la question de l'ouverture de la frontière que les habitants d'Erevan. Recevoir une Turque ici nous permet de comprendre les enjeux mieux que d'autres. Beaucoup de gens viennent ici pour voir l'église Khor Virap, mais personne ne passe par notre village.
En ce qui concerne, l'ouverture de la frontière: je n'y croirai que quand je la verrai. Bien sûr, je veux aller voir les terres de mes ancêtres…quel Arménien ne le voudrait pas ? Je veux voir ces endroits-là, ne serait-ce qu'une seule fois. Parlez-moi d'Akhdamar, l'avez-vous déjà vue ? Je voudrais goûter un jour un poisson du lac de Van.
Au temps des Soviétiques, je travaillais à l'usine. C'était très bien. L'éducation et les services de santé étaient gratuits. J'avais un travail stable. Aujourd'hui, il n'y plus aucune usine dans le coin. Je passe presque six mois à ne rien faire. J'ai un terrain que je cultive en saison. Je ne peux pas faire plus parce que je n'ai pas de capital à investir dans les machines. Si je contracte un crédit, je ne pourrai probablement pas le payer et finalement, je perdrai mon terrain. Je ne prends pas ce risque.
Le gaz, l'électricité et l'eau sont de plus en plus coûteux. Même si la nourriture est moins chère qu'à Erevan, nous n'en avons pas toujours les moyens. Nous avons très peu d'argent et, sans l'aide de nos proches qui travaillent à l'étranger, nous ne pouvons pas survivre. J'ai un frère qui vit en Europe occidentale. Mon fils aîné poursuit des études d'odontologie. Le cadet va à l'école.
Le gouvernement manque à ces devoirs. Ils prennent de nous sans nous rendre quoi que ce soit. Nous payons pour recevoir des soins à l'hôpital. Certains ont vu leurs terres confisquées par l'Etat pour être redistribuées par la suite à des proches du pouvoir. Dans ce système, la corruption est récompensée. Ceux qui sont honnêtes perdent leur travail. Si seulement il y avait une usine dans le coin, nos vies auraient été meilleures. Nous ne demandons pas beaucoup vous savez.
La vie aurait été beaucoup mieux sans ce problème de Karabagh. Après cette guerre, nous avons souffert pendant des années. Il y avait des Azéris qui vivaient dans ce village, presque 500. Nous vivions ensemble. Maintenant, il y a 1,100 Arméniens au total. Lorsque notre village a été à son tour frappé par le conflit, les Azéries ont tous été contraints de fuir. Il y en avait un qui était très malade et il n'a pas pu partir. Il est venu devant ma porte. Je l'ai fait rentrer. Ma maison était tout de suite encerclée. Ils m'ont demandé de ne pas l'aider. Je l'ai amené à l'hôpital. Ils l'ont renvoyé. Il est mort chez moi. Je connaissais les rites funéraires musulmans. Je l'ai d'abord lavé. Ensuite, j'ai appelé un ami prêtre et nous l'avons enterré selon les pratiques musulmanes. »

Haïk a des larmes aux yeux. L'endroit peut paraître incongru pour rêver de la réconciliation. Pourtant, dans le salon de cette modeste famille de Lusarat, il est possible d'imaginer un autre avenir pour ce Caucase troublé…